Éd. du Croquant (AutonomieS), 2024, 256 p., 17 €
Cet ouvrage, publié en avril dernier, est le fruit d’une enquête sociologique que Daria Saburova a menée dans l’est de l’Ukraine. Pendant deux mois, entre janvier et mars 2023, elle a interviewé des habitants, des travailleurs et des travailleuses, des militants syndicaux et des militantes associatives de la ville de Kryvyi Rih, dans l’oblast de Dniepropetrovsk (à 280 kilomètres de Donetsk, sous occupation et contrôle russes). Cette ville, peuplée d’un peu plus de 600 000 habitants en 2021, avant l’invasion militaire russe de février 2022, est un bassin industriel important en Ukraine. Sa population est principalement composée d’ouvriers et d’ouvrières d’une région marquée par les mines de fer, la métallurgie et la sidérurgie – même si aujourd’hui elles sont en déclin mais encore profitables à Arcelor-Mittal.
Le travail extrêmement précieux de Daria Saburova nous permet d’entendre des voix et des points de vue auxquels nous avons peu accès, par manque de lien avec des militants ou des organisations ouvrières ukrainiennes. Elle y aborde de nombreux sujets dont le rapport des classes populaires à la guerre en cours, à l’annexion de la Crimée en 2014, à la mobilisation de Maïdan à l’hiver 2013-2014, au passé soviétique, aux différents gouvernements ukrainiens depuis l’indépendance en 1991, comme aussi à leurs conditions de travail ou à la manière dont la guerre a changé leur quotidien.
Loin de l’image de chef de guerre acclamé par l’ensemble des Ukrainiens et des Ukrainiennes que se paie Zelensky sur la scène internationale, Daria Saburova livre le témoignage d’habitants de Kryvyi Rih qui nuancent leur soutien au président ukrainien. Soumises aux bombardements, aux pénuries en tous genres, aux coupes de subventions, à la corruption des cadres locaux du parti de Zelensky, « Serviteur du peuple », aux insuffisances des services publics rendus inefficaces par plus de trente ans de politiques pro-patronales, les classes populaires ont dû organiser elles-mêmes le soutien aux soldats, l’accueil des réfugiés, la fuite des civils ou l’acheminement de denrées alimentaires. Daria Saburova présente cette activité parfaitement bénévole comme un « travail de la résistance » que les militants préfèrent garder en dehors des cadres légaux par méfiance du gouvernement de Zelensky. S’il est sûrement un peu tôt pour voir dans ces collectifs de travailleurs et de travailleuses des organisations ouvrières capables de mener une politique indépendante, il est certain que le gouvernement de Zelensky s’applique à ce qu’elles ne débordent pas et à ce qu’elles ne formulent pas de politique propre. Le parti présidentiel a plutôt cherché à démanteler ou mettre en difficulté ces organisations qui viennent pourtant en aide aux soldats et aux civils. La méfiance, voire la colère qu’expriment la plupart des habitants de Kryvyi Rih envers les gouvernements ukrainiens successifs ne trouve pas réellement de débouché politique collectif qui leur permette de mettre fin à la guerre sans capituler devant le régime et l’armée de Poutine. Le travail de Daria Saburova montre comment, en temps de paix comme en temps de guerre, les classes populaires ne peuvent pas compter sur l’État qui ne leur impose que des coupes budgétaires dans la santé, des suspensions d’aides pour financer le gaz ménager, la privatisation des terres agricoles au profit des capitalistes occidentaux et la signature d’accords avec des capitalistes occidentaux, des oligarques russes ou ukrainiens pour démanteler des industries publiques. Zelensky a d’ailleurs interdit les organisations ouvrières et les manifestations ainsi que reporté l’âge de départ à la retraite.
Particulièrement intéressant est le chapitre IV où Daria Saburova aborde la question des langues qui sont parlées en Ukraine, d’un point de vue historique et y compris « de classe ». Elle bat en brèche, dans une cinquantaine de pages finement argumentées, ces caricatures idéologiques selon lesquelles les russophones seraient pro-russes et les ukrainophones, pro-régime actuel soutenu par l’Occident. L’histoire des langues russe, ukrainienne mais aussi sourjyk (mélange des deux selon divers dosages), colle à l’histoire on ne peut plus bousculée d’une population qui a subi le joug tsariste, puis vécu la révolution soviétique mais ensuite son tournant stalinien. Et paradoxe que soulève l’autrice : l’ukrainien, qui a été sous le tsarisme à la fois la langue d’une paysannerie arriérée et opprimée et langue d’une intelligentsia nationaliste anti-tsariste réprimée, est devenue aujourd’hui langue d’État et tout particulièrement de couches urbaines ukrainiennes plutôt favorisées. Daria Saburova retrace cette riche et complexe histoire pour souligner en quoi l’usage et la promotion de l’ukrainien – en flèche depuis l’invasion russe de février 2022 – sont devenus un signe d’identification à la nation, voire de franc nationalisme anti-russe dans les cercles du pouvoir ou proches. La langue ukrainienne n’est pourtant pas un marqueur au point que le russe ne soit pas utilisé dans la sphère privée, par des Ukrainiens qui ne sont pas des pro-russes. Un chapitre passionnant.
Un ouvrage lui-même passionnant, à la fois sociologique et politique, riche d’énormément d’informations, d’une universitaire dont les références marxistes assumées apportent un éclairage qui tranche sur bien d’autres, sur la situation des classes populaires en Ukraine.
Izia Tvarskaia