L’élection de Trump représente-t-elle, comme on l’entend ici ou là, une menace fasciste aux États-Unis ? Si l’on entend par « fasciste » tout ce qui est d’extrême droite, on pourrait répondre oui sans hésitation ! Mais de l’extrême droite au fascisme, il y a en réalité cinquante nuances de brun… Avec l’élection de Trump, c’est clairement l’extrême droite qui est portée au pouvoir, avec tout ce que cela signifie comme attaques à venir contre les classes populaires et, plus généralement, les droits des femmes et tout ce qui permet aux gens de respirer tranquillement et que ne supportent pas les culs bénis sur lesquels Trump s’appuie aussi.
Mais le fascisme – tel qu’en Italie en 1922 et en Allemagne en 1933 –, ce n’est pas simplement l’extrême droite au pouvoir. Dans ces deux cas, l’arrivée au pouvoir des fascistes et des nazis a fait suite à la mobilisation de millions de petits bourgeois désespérés par la ruine de leur épargne engloutie par une inflation galopante, la perte de leur boutique, tandis que des bandes armées s’en prenaient aux organisations du mouvement ouvrier, bastonnant, voire assassinant les militants ouvriers. C’était aussi le choix de la grande bourgeoisie pour se prémunir contre tout nouvel assaut révolutionnaire, même si la vague qui avait suivi la Révolution russe avait partout été brutalement endiguée.
Aujourd’hui, dans un autre contexte (on ne sort pas de révolution prolétariennes même défaites récemment), l’extrême droite est actuellement au pouvoir en Inde, en Argentine, mais aussi en Europe en Hongrie ou en Italie. Et elle frappe à la porte des gouvernements aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche, en France, tandis qu’elle progresse partout ailleurs. Mais, en dehors de l’Inde de Modi, aucun de ces partis d’extrême droite n’a la capacité de mobiliser des millions de personnes, dont beaucoup sont issues des classes populaires, comme Trump peut le faire. C’était déjà vrai aux Etats-Unis en 2020 : malgré sa gestion calamiteuse de la crise due au Covid-19, malgré ses diatribes souvent ridicules, malgré ses innombrables gamelles judiciaires, il avait gardé la confiance de plus de soixante-dix millions d’Américains, ferveur populaire qui donnait déjà une tonalité inquiétante à la mobilisation de groupes paramilitaires d’extrême droite, suprémacistes blancs et autres évangélistes. L’existence de milices armées n’est d’ailleurs pas une nouveauté aux États-Unis. De la fin du XIXe siècle au début des années 1920, les nervis de l’agence Pinkerton servaient de supplétifs aux forces de l’ordre pour briser les grèves par la violence contre les militants et les grévistes. Et on ne compte plus les groupes armés s’en prenant aux Noirs, et pas seulement dans les États du Sud.
Bien sûr, la mobilisation de groupes paramilitaires au Capitole en 2020 était très loin de ces mobilisations de groupes paramilitaires contre les travailleurs. Mais on pouvait déjà légitimement se demander si Trump n’avait pas l’intention de lancer la création d’un grand parti fascisant. Mais cela ne tient pas seulement au choix d’un seul homme : il ne suffit pas que la possibilité existe, encore faut-il que la bourgeoisie l’estime nécessaire. Trump s’est contenté de continuer à diriger le Parti républicain, transformé en succursale du mouvement MAGA (Make America Great Again). Pour le reste, le mouvement ouvrier américain, pas plus qu’aucun mouvement de contestation, n’a représenté un danger quelconque. Trump a donné de la voix, a resserré son emprise sur le Parti républicain, fait ce qu’il fallait pour rester dans la course et entretenir la flamme chez ses partisans.
La situation dans laquelle Trump arrive aujourd’hui au pouvoir est un peu différente de ce qu’elle était lors de son élection surprise en 2016. Sur le plan international, les guerres en Ukraine, au Moyen Orient, la rivalité avec la Chine, exacerbée par Trump puis Biden, tout cela crée un contexte général incertain. Pour l’instant, même quand les gouvernements tombent, comme au Sri Lanka ou au Bangladesh, les appareils d’État restent en place et parviennent à contenir la colère populaire. Aux États-Unis mêmes, le réveil de la classe ouvrière s’est concrétisé par d’importantes grèves dans l’automobile, la logistique, les services, l’aéronautique, mais, même si les directions syndicales traditionnelles sont chahutées, elles gardent en fin de compte le contrôle.
Mais la situation demeure trouble et Trump pourrait être tenté de mobiliser des groupes plus ou moins armés, ne serait-ce que pour soutenir ses projets les plus réactionnaires – hostiles aux migrants, aux fonctionnaires, aux droits des femmes. Être à la tête de l’État fournirait des moyens considérables et recouvrirait le tout du sceau sinon de la « légalité », du moins de la légitimité présidentielle.
Personne n’a de boule de cristal pour lire l’avenir. Mais cela fait plusieurs décennies que n’existait pas dans un pays développé la possibilité de développement d’une organisation de type fasciste – c’est-à-dire appuyée sur des bandes paramilitaires autant que sur des masses populaires mobilisées. Nous ne disons pas qu’un tel parti est né, nous parlons de possibilité. Or, là, les ingrédients sont présents, le seul manquant, et ce n’est pas le moindre, étant le besoin de la bourgeoisie qu’il se constitue.
Cette situation n’existe pas de la même manière dans les pays européens. Mais, là aussi, la politique qui y est menée pourrait aussi conduire à une certaine radicalisation : la politique de tous les États européens consiste à maintenir au plus haut les profits des grandes entreprises – en particulier face aux risques sur le commerce international que font courir les guerres actuelles, en particulier au Moyen-Orient, et les mesures annoncées par Trump en matière de droits de douane à l’entrée aux États-Unis. Mais ce soutien se fait au détriment des services publics, des indemnités de chômage et de tous les budgets sociaux, et les licenciements annoncés peuvent déboucher – et nous le souhaitons et ferons tout pour que cela se produise –sur d’importantes mobilisations de la classe ouvrière auxquelles les nervis d’extrême droite pourraient vouloir donner une réponse disons plus « musclée »…
Les conditions dans lesquelles peut se développer une extrême droite fascisante sont les mêmes que celles où peuvent s’exacerber les luttes de la classe ouvrière. Il est significatif, de ce point de vue, que l’effondrement du Parti démocrate et le maintien à un niveau élevé du vote pour Trump soit concomitant d’importantes grèves ouvrières. Rien n’est donc perdu, ni outre-Atlantique, ni ici. C’est en ce sens que la défaite des démocrates n’est certainement pas une défaite de la classe ouvrière ! Mais il est donc d’autant plus urgent que les révolutionnaires créent des pôles susceptibles d’offrir une politique indépendante aux travailleurs afin de créer partout les partis ouvriers révolutionnaires qui manquent cruellement.
Jean-Jacques Franquier