
Bien que les capitalistes tentent de l’automatiser, l’entraînement de l’intelligence artificielle requiert toujours d’énormes quantités de travail humain, soumis à des conditions particulièrement précaires. Prenons l’exemple d’une voiture autonome, qui doit savoir reconnaître les panneaux et distinguer les piétons. Il faut lui fournir des millions d’images de situations routières, « annotées » avec le contenu utile pour entraîner le programme.
Nous faisons tous une partie de ce travail d’annotation : lorsqu’un Captcha sur un site Internet nous demande de faire un travail de robot (comme reconnaître un feu rouge) pour prouver que nous n’en sommes pas un, ce n’est pas tant pour la sécurité informatique que pour entraîner des robots.
Une automatisation basée sur l’exploitation
Mais la majeure partie des annotations reste effectuée par des « travailleurs du clic », embauchés par diverses plateformes comme Mechanical Turk1 créée par Amazon en 2005. Les entreprises clientes envoient des tâches répétitives à réaliser (comme entourer des panneaux « stop » sur des images) et la plateforme recrute des travailleurs payés quelques centimes pour chaque micro-tâche effectuée.
Ce secteur florissant compte désormais de nombreuses entreprises, pour la plupart basées en Europe ou aux États-Unis et recrutant aux Philippines, au Kenya ou à Madagascar, pays où elles peuvent embaucher à moindre coût une main d’œuvre diplômée (qui ne trouve pas d’autre travail) pour garantir une bonne qualité d’annotation. Pour maximiser les profits, la rémunération est alignée sur le salaire minimum de chaque pays. Une heure d’annotation est facturée environ dix fois plus qu’elle n’est payée aux salariés, qui travaillent jusqu’à douze heures par jour et ont l’impression d’être « des robots qui entraînent des robots »2.
Et pourtant ! Même dans ce secteur particulièrement précarisé, les travailleurs de Mechanical Turk ont su créer des liens de solidarité via les réseaux sociaux, pour s’organiser et résister à la pression à la baisse sur la rémunération. Et ce malgré la répression d’Amazon, qui supprime les comptes de ceux qui contestent trop bruyamment.
Annoter, entraîner, aligner : du travail à toutes les étapes
Une fois les données annotées, il faut encore entraîner l’IA en choisissant la bonne approche : la reconnaissance de panneaux ne repose pas sur les mêmes techniques que la traduction automatique. Pour cela, les ingénieurs demeurent indispensables, même si des recherches sont en cours pour automatiser une partie du processus à l’aide de l’intelligence artificielle elle-même.
La dernière phase est celle de l’alignement. Une fois ChatGPT entraîné sur une bonne partie d’Internet, il reflétait les préjugés de la société, et il a fallu lui apprendre à ne pas générer des contenus violents, racistes ou sexistes. Pour cela, quelqu’un a dû « annoter » ce qui est problématique ou non. Cette activité a été sous-traitée à une entreprise américaine payant des travailleurs kényans moins de deux dollars de l’heure. Certains font état de traumatismes durables à force d’exposition à ces contenus.
D’un bout à l’autre de la chaîne, l’IA repose donc sur quantité de travail humain. Bien loin d’une technologie qui serait le fruit d’un patron visionnaire ou d’une poignée d’ingénieurs surpayés !
Martin Castillan
1 Ce nom provient du « Turc mécanique », un prétendu joueur d’échec mécanique inventé par un ingénieur à la Cour de Vienne au XVIIIe siècle. Il s’agissait en fait d’un humain dissimulé sous la table qui guidait le déplacement des pièces. Le nom choisi par Amazon est donc particulièrement pertinent… et cynique !
2 Voir le très bon Cash Investigation « L’Intelligence artificielle a-t-elle déjà pris le contrôle sur notre quotidien ? »