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Un détail mineur, d’Adania Shibli

Actes Sud (Sindbad), 2020, 128 p., 16 €

Le roman d’Adania Shibli s’appuie sur une histoire vraie, révélée en 2003 par le quotidien israélien Haaretz. Mais le récit, divisé en deux parties, est loin de se cantonner au genre documentaire. Le lecteur est d’abord invité à adopter le point de vue d’un officier israélien qui enlève, viole, puis tue une femme bédouine en août 1949 dans le désert du Néguev. Puis on suit l’enquête d’une jeune palestinienne sur ces faits, dont elle prend connaissance en lisant le journal quelques décennies plus tard. La narratrice fait un pied-de-nez à tous ceux qui veulent faire taire cette histoire coloniale, en franchissant le « barrage de la peur », pour aller à la rencontre de celle dont le prédateur a nié la parole. Ce récit croisé de deux femmes nées le même jour à 25 ans d’intervalle est une plongée au cœur de la barbarie des massacres, de l’exil forcé et du viol qui sous-tendent la colonisation, de la lutte quotidienne pour survivre aux bruits de ces bombes et de ces chiens, qui semblent résonner d’une décennie à l’autre. Le monde d’avant la Nakba, « le désastre » de 1948, n’y est concevable qu’à la dérobée : les villages palestiniens ont été rayés de la carte et partout des murs ont été dressés. C’est seulement par petites touches, qui se développent en mirages grâce à l’écriture, qu’on peut entrevoir cette zone en marge de la bande de Gaza avant la colonisation : dans le détail d’une route, d’une maison, d’une vieille femme…

Un détail mineur, pas si mineur que ça dans le contexte actuel. La Foire du livre de Francfort l’a jugé trop controversé, en décidant de ne pas remettre officiellement le prestigieux Literaturpreis à Adania Shibli et d’annuler le temps d’échange qui lui était alloué ainsi qu’à son traducteur allemand à la suite de l’attaque du Hamas. Les organisateurs justifient leur décision par une volonté de « de se tenir en solidarité totale du côté d’Israël »… Donc d’effacer les voix palestiniennes qui témoignent de la colonisation ? Cet argumentaire rappelle étrangement celui des dirigeants des grandes puissances occidentales, qui assimilent le soutien au peuple palestinien à un blanc-seing donné au Hamas, voire à une « apologie du terrorisme ». En vertu de l’histoire dont il témoigne, ce Détail mineur dérange : il devient le symbole de la barbarie coloniale, mais aussi du silence qui l’entoure.

Anne Seveki