(Cet article fait partie d’un dossier sur Taïwan publié en mars 2024, retrouver en bas de page le sommaire du dossier)
Les articles et essais ne manquent pas pour décrire Taïwan et son histoire. Elle est décrite soit comme la seule démocratie d’Asie, soit par le prisme de ses relations tendues avec la Chine comme dans les documentaires d’Arte. Mais la classe ouvrière taïwanaise, son évolution, et l’histoire de ses organisations brillent par leur absence. Dans cette série d’articles, nous essaierons de mettre cette histoire au premier plan avec, comme point de départ, la colonisation japonaise.
La « question de Taïwan » cristallise depuis les années 2000 les tensions entre l’impérialisme américain, dominant en Asie, et la nouvelle puissance chinoise qui cherche à assurer son influence dans son arrière-cour, si ce n’est à une plus vaste échelle. Parce que l’île de Taïwan « verrouille » militairement l’accès au Pacifique de la Chine et parce qu’elle abrite les plus grandes entreprises de fabrication de microprocesseurs, qui sont au cœur de l’économie mondiale, ce petit pays, indépendant de fait depuis 1949, représente cependant un enjeu stratégique majeur. À cela s’ajoute l’émergence d’un sentiment national taïwanais majoritaire dans la population, en opposition au nationalisme chinois.
Formose, avant-poste hollandais (XVIe-XVIIe siècles)
La Chine n’a jamais été une puissance maritime1 avant la période contemporaine. L’île de Taïwan, quoique connue des Chinois depuis l’Antiquité2, fut considérée pendant une longue période comme une zone sauvage et hostile, propre aux razzias esclavagistes et à un front pionnier de longue haleine. Elle resta considérée tout au long de l’histoire à la fois comme un refuge providentiel pour les populations discriminées, comme les Hakkas3, fuyant les troubles et les guerres de la terre ferme à l’instar des réfugiés s’installant en masse sous le règne de Koxinga4. Au fur et à mesure, elle fut aussi considérée comme une base avancée pour les puissances hostiles à l’empire, qu’il s’agisse des raids des populations aborigènes, des pirates, des opposants politiques, ou des Européens et Japonais. Mais l’île n’entra réellement dans les préoccupations du gouvernement impérial qu’avec l’arrivée en Asie des premières flottes européennes. D’abord celle des Portugais au XVIe siècle qui s’installèrent à Goa en Inde, puis dans le sud de la Chine à Macao, et au Japon, baptisant au passage Taïwan du nom de « Formose » (belle île), sans s’y installer durablement. Mais, au siècle suivant, ils furent remplacés par les Hollandais qui les dépossédèrent d’une grande partie de leurs colonies asiatiques pour établir leur propre empire maritime autour de Batavia (l’actuelle Jakarta, capitale de l’Indonésie) et de Zelandia dans le sud de Formose. Les pirates japonais et chinois qui écumaient les côtes depuis des siècles n’avaient jamais représenté une menace comparable à celle des Européens dont les navires armés de canons surclassaient largement les jonques de guerre. De plus, les buts des nouveaux venus européens différaient également des pillards habituels. Les Hollandais de Formose ne cherchaient pas simplement du butin facile. Ils voulaient surtout s’ouvrir de gré ou de force les ports chinois et mettre la main sur le commerce asiatique, notamment sur les trafics les plus rentables comme les épices, la soie, le thé, etc. Les souverains chinois Ming, déjà menacés au nord par la pression croissante des nomades mandchous, concédèrent alors de larges pouvoirs dans les régions du sud de l’empire à un ancien Wakou5, l’amiral Koxinga, pour faire face à cette menace inédite. Ce dernier connaissait très bien Formose, mais il était peu soucieux d’en expulser les nouveaux venus. En effet, il y organisait depuis des années la vente aux colons de dizaines de milliers de paysans pauvres de sa province, main-d’œuvre vitale pour les plantations sucrières que les Hollandais essayaient de développer6. Ce marché lucratif avait alimenté à la fois les caisses du prince-pirate et la population chinoise croissante de l’île. En fait, ce fut bien la demande croissante de main-d’œuvre pour l’économie sucrière à cette époque qui fit pencher de façon décisive la balance démographique en faveur de la population han et au détriment des aborigènes.
L’éphémère royaume d’Anping (XVIIe siècle)
Cependant, les ambitions hollandaises sur le commerce chinois et les énormes richesses de l’intérieur7 conduisirent à un conflit larvé entre les associés. Koxinga finit donc par s’emparer de Formose en 1661 en s’appuyant sur les soulèvements des travailleurs chinois de Formose qu’il avait lui-même vendus, et dont le nombre avait encore été gonflé par l’afflux de réfugiés fuyant les Mandchous au nord. Il était d’ailleurs plus que temps pour l’amiral-pirate de s’assurer de Formose, car, quelques années plus tard à peine, les conquérants mandchous le chassèrent de ses derniers bastions de Chine méridionale.
Le royaume d’Anping fondé par Koxinga dans le sud-est de Taïwan devint alors l’ultime forteresse de la dynastie Ming, accueillant des dizaines de milliers de réfugiés, dont de nombreux « lettrés » confucéens fuyant les persécutions de la nouvelle dynastie mandchoue des Qing. Soumise à un blocus continental par ces derniers, le royaume d’Anping n’en développa pas moins une agriculture performante qui lui permit non seulement de nourrir une population en augmentation rapide, mais aussi de maintenir les cultures d’exportations mises en place par les Hollandais (riz, sucre, thé). Pour cela, Koxinga et ses successeurs cherchèrent à attirer encore davantage de nouveaux colons prêts à défricher de nouvelles terres. Les souverains d’Anping procédèrent ainsi à de larges distributions de terres (qu’il fallait encore aller conquérir contre les tribus aborigènes) associées à de nombreux privilèges fiscaux. Ces « colons-militaires » libres allaient devenir une spécificité notable de la remuante paysannerie taïwanaise8. Étroitement associée aux colonies européennes d’Asie (Philippines espagnoles, Indonésie hollandaise, Inde anglaise, etc.), mais aussi à la Chine et au Japon grâce à une contrebande très active, Formose devint une plaque tournante d’un commerce international en pleine expansion à l’époque. Cette richesse du royaume d’Anping, associée à ses prétentions de représenter l’ultime bastion de la culture chinoise authentique, représentait une menace pour la stabilité de l’Empire. En 1683, les Qing, malgré leur mépris pour les choses maritimes, se décidèrent à percer l’abcès formosan. Une flotte de guerre fut construite et le royaume d’Anping s’effondra. Une fois Formose devenue pour la première fois une « province impériale », le pouvoir ordonna comme première mesure la déportation immédiate sur le continent de près de 100 000 réfugiés et interdit toute nouvelle émigration vers Formose.
Périphérie de l’empire, centre commercial (XVIIIe-XIXe siècles)
Cette politique fut un échec complet. Au siècle suivant, la population han de l’île passa à deux millions d’habitants du fait de la poursuite d’une immigration massive. Les autorités provinciales, composées de mandarins de second rang, corrompus et incompétents, totalement laissés à eux-mêmes par le pouvoir central, laissèrent les flux de migrants poursuivre la colonisation des terres aborigènes. Au XVIIIe siècle et au début du XIXe, Formose apparaissait comme un véritable « far-west » chinois où colons, contrebandiers, membres des sociétés secrètes9 dictaient leurs lois et s’affrontaient avec violence pour le contrôle de leurs territoires.
Parce que Formose était à la fois enchâssée dans un marché mondial en pleine expansion, carrefour de la contrebande européenne massive organisée en direction des empires encore fermés qu’étaient le Japon et la Chine, tout en étant très mollement contrôlée par le pouvoir chinois, l’île ne tarda pas à susciter à nouveau la convoitise des nouvelles puissances européennes, à commencer par le Royaume-Uni et la France.
Au cours des deux « guerres de l’opium »10, Anglais et Français réussirent là où les Hollandais avaient échoué avant eux. Les canonnières s’ouvrirent de force les ports chinois, aussi bien sur le continent qu’à Taïwan même, donnant le signal d’une curée généralisée contre l’empire des Qing : marchands, missionnaires, soldats et aventuriers venus de toute l’Europe et des États-Unis s’infiltrèrent en masse dans tout l’Empire. Des « concessions » étrangères s’installèrent dans tous les grands ports littoraux, prémices des colonies que les Européens aspiraient à créer en Chine. En 1884, le gouvernement français, dirigé par Jules Ferry, qui, avec la conquête du Tonkin venait d’achever la main-mise de la France sur l’Indochine, entra en guerre contre la Chine dans le but de s’emparer des provinces méridionales de l’empire et surtout de Formose. Mais contre toute attente, malgré la victoire française, Formose resta aux mains du gouvernement impérial.
Un laboratoire de la modernisation chinoise (1884-1894)
Ce succès était principalement dû à l’action énergique de Liu Mingchuan, un ancien chef de bandits devenu, à la faveur des troubles, général impérial, détenant un mandat pour la défense de l’île. Contrairement à la plupart de ses collègues, Liu avait mis à profit sa fréquentation des nombreux aventuriers européens qui écumaient la Chine depuis des années. Ses troupes, formées à l’européenne, furent ainsi capables de repousser les légionnaires français. À la cour des Qing, Liu était alors l’un des partisans les plus fervents d’une modernisation de l’Empire sur le modèle occidental. Quelques années auparavant, le Japon avait suivi cette voie, se transformant en un temps record d’État féodal refermé sur lui-même en puissance capitaliste moderne, capable non seulement de tenir tête aux impérialistes européens, mais de bientôt les concurrencer dans la région. Le poids des milieux conservateurs confucéens au sein du pouvoir impérial freinait cependant ses projets de réforme. Aussi, décida-t-il de faire de « sa » province de Formose un laboratoire pour appliquer ses idées. La capitale fut ainsi transplantée du sud au nord, à Taipei, pour mieux profiter des échanges croissants de la Chine avec le Japon et les États-Unis. Il décida également de moderniser et augmenter les effectifs de l’armée, de créer sur place une industrie de l’armement (poudrerie, fabrique d’obus, etc.) sous le contrôle d’ingénieurs anglais et allemands débauchés de grandes firmes comme Krupp ou Amstrong. De même, des lignes de télégraphes furent installées pour relier l’île au continent, et, avec de très grandes difficultés – les habitants s’opposant à une pratique aussi contraire au Feng Shui, l’application des principes du taoïsme à l’habitat – des voies ferrées entre Taipei et Keelung, le port le plus important au Nord.
Ces efforts furent financés par des taxes sur les produits d’exportation et des impôts nouveaux sur les grands propriétaires fonciers. Pour la première fois depuis Koxinga, Formose connaissait un gouvernement centralisé qui mit fin à l’anarchie qui régnait au sein de la population han. Cette dictature éclairée connut cependant une fin précoce. En 1891, Liu fut rappelé en Chine. Moins de trois ans plus tard, une guerre éclatait entre la Chine et le précoce impérialisme japonais. L’armée chinoise fut écrasée en Corée (autre État-vassal de la Chine) qui passa aussitôt sous domination japonaise. Les vainqueurs négocièrent alors une paix les avantageant outrageusement et arrachèrent également Formose au gouvernement impérial. L’abandon impérial provoqua une terrible secousse au sein de la population insulaire. Une révolte éclata, dirigée par les notables modernisateurs de Formose. Le 16 mai, la Cour impériale reçut un télégramme de sa province lui annonçant la proclamation de la « République indépendante de Taïwan ». Un parlement fut mis en place qui se hâta de réclamer l’assistance des puissances occidentales rivales du Japon. Il était trop tôt ou trop tard. L’armée japonaise débarqua quelques semaines plus tard, provoquant l’effondrement sans gloire de la nouvelle république. La conquête par les troupes japonaises des villes de l’île se fit sans difficulté. Dans le fond, les marchands formosans, les propriétaires terriens, habitués de longue date à commercer avec le Japon, pouvaient très bien s’accommoder de nouveaux maîtres. En revanche, dans le sud de l’île, la paysannerie s’opposa vigoureusement aux Japonais. La « pacification » dura des années, avec son lot d’arrestations et d’exécutions11.
Colonie japonaise (1895-1945)
Taïwan représentait depuis longtemps une cible prioritaire pour le jeune impérialisme japonais. Les défenseurs de la cause coloniale à Tokyo comptaient trouver à Taïwan les moyens de résoudre partiellement les difficultés d’importation de nourriture alors que la surpopulation posait un défi majeur au Japon de l’époque. C’était aussi un point de contrôle du commerce maritime pour la mer Jaune, la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale, ainsi qu’un point de départ pour étendre la domination dans d’autres régions du Sud-Est asiatique. En 1895, le nouveau gouverneur japonais, Gotō Shinpei, jeta les bases de ce qu’il appela une « administration coloniale biologique » et qui allait durer des décennies. Cette curieuse expression signifiait qu’il s’agissait non seulement d’exploiter les ressources naturelles de l’île, mais aussi, surtout, la population elle-même. Pour assurer ce programme, le gouvernement colonial mit sur place une police paramilitaire, chargée aussi bien d’assurer l’ordre que des prélèvements fiscaux, et instaura le système du « Ho-Ko », soit la responsabilité collective dans ces deux domaines. En plus de la police, une organisation de jeunesse pro-japonaise (le « Jeune corps ») fut chargée d’appuyer la répression. Il s’agissait de briser les solidarités et les hiérarchies traditionnelles en faisant entrer en bloc la population taïwanaise dans le moule du nationalisme japonais.
Parallèlement, la modernisation de l’appareil productif par les Japonais permit une amélioration sensible des rendements. La production de sucre, le principal produit d’exportation, fut multipliée par quatre entre 1905 et 1938. Il en alla de même pour le riz. Le gouvernement colonial multiplia aussi la construction d’infrastructures économiques (routes, chemin de fer) destinées à faciliter la production et l’exportation, mais aussi la soumission de la population et son contrôle.
En fait, le gouvernement japonais paracheva le travail de modernisation par en haut entrepris par Liu quelques années auparavant. Cela eut pour conséquence de transformer également les rapports sociaux et la culture des populations. Involontairement, la colonisation japonaise de Taïwan fit donc émerger plus nettement encore que sous la domination des Qing une conscience nationale taïwanaise. La centralisation politique se faisait en effet au détriment des anciens potentats locaux (chefs de clans, propriétaires terriens, chefs religieux, etc.) qui régnaient en despotes plus ou moins éclairés sur leurs communautés, homogénéisant au passage une population jusqu’alors très divisée. Comme dans bien d’autres colonies de l’époque émergea alors la question centrale pour les colonisés : l’assimilation culturelle et donc l’égalité civique ou bien l’autonomie, voire l’indépendance.
Le mouvement autonomiste taïwanais
Le pouvoir colonial dans sa volonté d’assimiler totalement la population taïwanaise déploya un intense prosélytisme shintoïste12, n’hésitant pas à détruire des temples taoïstes, interdit la presse et les publications en chinois, découragea fermement la pratique du minnan13 dans l’espace public. On alla même jusqu’à limiter les fêtes populaires (mariages, cérémonies religieuses) entraînant trop de jours fériés ! Il trouva des relais enthousiastes au sein d’une partie des élites marchandes, à l’instar de Ku Hsien-yung, qui avait obtenu des occupants le monopole du sel, ou de Yen Yun-nien devenu un puissant magnat de l’industrie minière, mais aussi dans la couche des propriétaires terriens qui furent nombreux à s’enrichir en investissant dans les nombreuses entreprises japonaises.
Parallèlement fut mis en place pour la première fois un système scolaire performant dont l’ensemble de la population profita. Cependant, celui-ci s’avéra extrêmement ségrégatif : la population japonaise (6 % du total) de l’île avait accès aux meilleurs établissements scolaires et à l’université de Taipei, alors que la population taïwanaise, même fortement nipponisée, restait reléguée aux filières d’apprentissages professionnelles. Il fallait transformer les quelque trois millions de Taïwanais en agriculteurs modernes et en ouvriers semi-qualifiés pour l’industrie légère, pas en médecins, en avocats ou ingénieurs ! Assurer une éducation élémentaire à chaque enfant était bien suffisant pour augmenter la productivité s’ils permettaient plus tard aux techniciens de lire les modes d’emploi des machines, ou aux paysans d’utiliser correctement les engrais. Le gouvernement colonial veilla donc à écarter soigneusement les étudiants taïwanais des humanités ou des sciences, perçues, à raison, comme le début d’une possible politisation. Néanmoins, les familles riches taïwanaises ont pu envoyer leurs enfants étudier dans les universités japonaises. Ces derniers se sont politisés comme avait pu le craindre le gouvernement colonial. À leur retour du Japon, ils étaient équipés de magazines prêts à diffuser des idées subversives.
Le mécontentement latent face aux discriminations racistes du gouvernement colonial finit par trouver un écho dans les idées nouvelles qui surgirent après la Première Guerre mondiale. Si l’internationalisme communiste des bolcheviks était un véritable repoussoir pour les élites bourgeoises taïwanaises, le « wilsonisme » promettant le droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes eut un large écho. Une révolte nationale éclata en 1919 en Corée, suivie peu après par la révolution du 4 mai 1919 en Chine. À Taïwan, Lin Hsien-tang, un riche propriétaire terrien du sud, se fit le porte-voix de ces aspirations. Lié aux hommes politiques libéraux japonais, comme le comte Itagaki Taisuke14, il avait créé d’abord une « Société pour l’assimilation ». Celle-ci, après d’importants succès initiaux fut considérée comme une menace par le gouverneur qui la fit dissoudre et fit arrêter nombre de ses membres. Échaudé par cet échec, Lin finança alors la création (au Japon) d’une « Société des Lumières » dans laquelle nombre d’étudiants taïwanais s’engagèrent. Celle-ci réclamait la fin du statut colonial de Taïwan et le droit à une représentation parlementaire à la Diète impériale ainsi que la constitution d’une assemblée provinciale. L’agitation de la société des Lumières conduisit à son interdiction rapide à son tour, mais l’infatigable Lin créa aussitôt une « Société culturelle taïwanaise » en 1920. Celle-ci reprenait le programme de la précédente association, mais en mettant en avant une identité culturelle taïwanaise distincte à la fois de la culture japonaise et de la culture chinoise15. En retour, le pouvoir fit quelques maigres concessions comme la création d’un Conseil consultatif du gouverneur à Taïwan… qui malgré sa totale absence de pouvoir apparut encore comme suffisamment menaçante pour que les autorités japonaises le peuplent en majorité de députés japonais ou de proches collaborateurs ! En 1924, Lin, publia ses « Douze demandes », base du programme politique du mouvement autonomiste taïwanais, réclamant l’autonomie à la métropole et la fin du système colonial.
L’agitation nationaliste qui régnait parmi une fraction croissante des élites taïwanaises de Taïwan ne fut pas sans conséquence sur le reste de la population. Comme en Chine continentale, la guerre mondiale en Europe avait suscité un boom industriel et par conséquent l’essor du mouvement ouvrier. Quoique très minoritaire, celui-ci apparaissait aux yeux d’un certain nombre de dirigeants nationalistes taïwanais comme une force bien plus active et prometteuse que la bourgeoisie petite ou moyenne de l’île. La « Société culturelle » se fractura alors en une aile « gauche » dirigée par le médecin Chiang Wei-shui, et une aile droite qui, minoritaire, finit par scissionner pour former une « Société pour l’autonomie locale ». C’est autour de la gauche que se constitua quelque temps après le Parti populaire taïwanais puis un embryon de parti communiste. L’un comme l’autre devaient cependant être rapidement emportés dès 1931 par la répression japonaise16.
Taïwan dans la tourmente de la guerre mondiale (1937-1945)
Le tournant « militariste17 » de la vie politique japonaise entraîna une nouvelle vague de violence dans ses colonies. À Taïwan, celle-ci concerna aussi bien la population taïwanaise que les aborigènes. Au début des années 1930, quoique relégués dans les collines et les montagnes de l’île difficiles d’accès (70 % du territoire cependant), les aborigènes restaient encore largement indépendants du pouvoir colonial. L’exploitation économique de ces régions (qui comprenaient par exemple les plus importantes forêts de camphriers au monde) comme de ses habitants restait limitée. En octobre 1930, le « massacre de Musha » où une centaine de civils japonais furent assassinés dans une station coloniale avancée par des aborigènes rebelles provoqua en retour une tuerie à vaste échelle. L’armée impériale expérimenta pour la première fois ses armes chimiques, dont elle devait faire largement usage en Chine et en Asie les années suivantes, et organisa scientifiquement la division entre tribus « amies » et « à surveiller », euphémisme signifiant en réalité l’extermination systématique.
La férocité de la répression s’expliquait aussi par la crainte, nouvelle, d’une possible alliance entre aborigènes et le mouvement autonomiste taïwanais. Pour contenir celui-ci, le gouvernement colonial changea brusquement de position et en mars 1932 annonça du jour au lendemain une série de concessions en direction de la population taïwanaise : non seulement des assemblées seraient élues à tous les niveaux locaux ainsi qu’au niveau provincial, mais le corps électoral initialement limité à 187 000 propriétaires s’accrut sans cesse pour incorporer une part croissante de la population. De même, la discrimination raciale qui prévalait jusque-là eut tendance à nettement s’assouplir. En contrepartie cependant, la politique d’assimilation culturelle reprit de plus belle. Les Taïwanais furent sommés de porter noms et vêtements traditionnels japonais, le culte shintoïste fut rendu obligatoire dans chaque foyer, etc. Cette politique connut un authentique succès au sein de la population han de l’île. Alors que la guerre contre la Chine commençait (1937), une fraction importante de la jeunesse taïwanaise se rallia à l’occupant18. Près de 80 000 Taïwanais combattirent sous l’uniforme japonais au cours de la Deuxième Guerre mondiale (dont 30 000 furent tués) et plus de 126 000 servirent comme auxiliaires (corps médical et interprètes notamment). En retour, l’île fut durement touchée par les bombardements américains à la fin de la guerre.
La capitulation japonaise en août 1945 entraîna l’abandon immédiat de ses colonies de Corée, Mandchourie, ainsi que de Taïwan. Contrairement aux deux premières, où la politique d’assimilation forcée avait été un échec, les sentiments de la population de l’île restaient assez ambivalents vis-à-vis du Japon, et franchement négatifs vis-à-vis de la Chine.
Étienne Bridel, Pierrot Frey
La très brève histoire du Parti communiste taïwanais
Dans le contexte de la domination japonaise sur Formose, la seule opposition possible se déroule au sein du monde de la culture. L’Association culturelle taïwanaise qui regroupe des intellectuels plutôt conservateurs à l’origine évolue dans les années 1920 à grande vitesse vers le « socialisme » (au sens large). En 1927, ses dirigeants s’accordent pour créer un « Parti populaire taïwanais » dont le programme, très inspiré des « Trois principes » de Sun Yat-sen, se borne encore à une prudente remise en cause de la discrimination coloniale japonaise. En quelques mois, le nouveau parti qui compte quelques centaines de membres se retrouve divisé entre la gauche de Chiang Wei-shui et la droite. Le premier, qui cherche à associer lutte des classes et lutte anti-impérialiste en se séparant de la bourgeoisie réactionnaire, s’impose définitivement en 1930. Parallèlement, le Komintern a décidé de fonder le 15 avril 1928 à Shanghaï un groupe communiste taïwanais, branche du Parti communiste japonais. Celui-ci est déjà agonisant suite à la répression féroce qui a décimé ses militants. La branche taïwanaise, pourtant guère plus florissante, et dénonçant sur tous les tons le Parti populaire, accède au statut de parti officiel sur ordre du Moscou en 1931. Quelques mois plus tard, l’organisation disparaît définitivement (comme le Parti populaire) suite aux arrestations massives de ses militants. C’est en réalité un groupuscule sans implantation réelle malgré les efforts de ses militants pour gagner de l’influence parmi les mineurs de Keelung, dans les transports, ou encore parmi la paysannerie pauvre des Hakkas. Idéologiquement, le parti met en avant la libération de la « nation taïwanaise », soumise à l’impérialisme japonais.
Tentative de grève générale en 1927
Il faut notamment mentionner la tentative de grève générale avant la scission de Société culturelle taïwanaise en 1927 : à Kaohsiung (sud du pays), 100 travailleurs d’une forge sont licenciés. En réaction, leurs collègues se mettent en grève. La société culturelle utilise alors ses réseaux pour informer et soutenir la grève : plus de 4000 grévistes (7 % de tous les travailleurs de l’île) sont recensés et plus de 60 usines sont à l’arrêt. La police brise néanmoins très rapidement les grèves, et les travailleurs de Kaohsiung n’obtiennent pas satisfaction. De nombreuses arrestations sont comptées après la fin du mouvement de grève.
Hsieh Hsueh-hung (Xie Xuehong)
Intellectuelle chinoise ayant vécue au Japon pendant l’ère Taisho (brève période de libéralisation entre 1912 et 1926), elle revient en Chine où elle rallie les milieux révolutionnaires après le mouvement du 4 mai 1919. Membre du PCC à partir de 1925, elle fait partie des étudiants chinois envoyés à « l’Université des travailleurs de l’Orient » de Moscou, dont elle ne revient qu’en 1927, après la défaite de la révolution. Alors que la majorité des étudiants chinois sont membres de l’opposition de gauche, elle appartient au petit groupe des « Bolcheviks chinois » (c’est-à-dire des staliniens) autorisés à rentrer en Chine pour prendre le contrôle de ce qui reste du Parti. Ayant vécu au Japon, elle est désignée pour prendre la tête du groupe communiste taïwanais, fondé en 1928 au moment même où la révolution chinoise reflue partout et où le mouvement communiste japonais est abattu par la répression. Elle prône au sein du parti une ligne assez similaire à celle du Parti populaire taïwanais, défendant une identité nationale taïwanaise distincte qui doit servir de base à une alliance ouvrière-paysanne-petits-bourgeois anti-impérialiste. Exclue du parti en 1931, suite à un nouveau tournant du Comintern, elle est arrêtée la même année et n’est libérée qu’en 1939. Elle reprend son activité en 1945 contre le Kuomintang et la politique de sinisation forcée sous le mot d’ordre : « Taïwan doit être dirigée par les Taïwanais »… Réfugiée en Chine populaire, elle meurt lors de la Révolution culturelle en 1970.
La fin de la dynastie Ming et les Triades
Les « Triades » sont généralement associées au gangstérisme en Chine et en Asie du sud-est. À l’origine, il s’agit d’associations secrètes religieuses dédiées à la lutte contre la domination mandchoue et la restauration de la dynastie Ming. Elles sont particulièrement fortes dans les régions méridionales de la Chine, là où Koxinga avait établi sa domination, mais aussi à Taïwan. La majorité des révoltes contre la domination chinoise qui éclatent dans l’île aux XVIIe et XVIIIe siècle sont liées à ces société secrètes. Sun Yat-sen tout comme Tchang Kaï-chek, chef du Kuomintang à partir de 1925 sont ainsi notoirement associés à certaines de ces sociétés, comme la « Bande verte » à Shanghaï. Par la suite, l’influence des triades sur le gouvernement nationaliste et l’armée taïwanaise s’est toujours fait sentir, jusqu’à aujourd’hui.
Koxinga : double symbole nationaliste
D’origine japonaise, fondateur d’un royaume pirate taïwanais indépendant opposé au pouvoir central chinois, Koxinga n’en est pas moins l’une des figures les plus agitées par le nationalisme chinois actuel. Il est en effet considéré comme le véritable initiateur de la colonisation de l’île par les Han et le premier héros de la lutte anti-impérialiste pour son succès face aux Hollandais. À Xiamen, dans le Fujian, face au détroit de Taïwan, une statue géante de 16 mètres de haut d’un Koxinga martial et pointant son doigt vers l’île a été érigée. À Taïwan, un autre Koxinga tout aussi belliqueux mais moins grand (9 mètres) lui fait face dans la ville de Kinmen. Car pour les Taïwanais, le personnage représente le début d’une conscience nationale taïwanaise, à la fois chinoise culturellement mais distincte du reste de l’Empire ayant sombré dans le chaos. Avec le temps, il est devenu le modèle du souverain idéal et a même été divinisé sous le nom de « Kaishan Shengwang».
Sommaire du dossier
- Taïwan : troisième front possible d’un conflit inter-impérialiste ?
- Taïwan: un peuple dans l’étau de nationalismes concurrents, une île au centre des rivalités impérialistes
- Taïwan et la Chine continentale : le retour à l’amère-patrie
- Le mouvement des Tournesols, dix ans après
- Retour sur les élections présidentielles à Taïwan
- Interview de l’International Socialist Alternative de Taïwan
Notes
1 Ce qui n’a pas empêché l’Empire de se doter périodiquement de forces navales imposantes destinées à prélever le tribut dans les « royaumes vassaux » (Corée, Viêt Nam), ni les marchands chinois de sillonner les routes maritimes. Cependant, la Chine n’a jamais organisé un empire maritime comparable à ceux qu’ont constitués les puissances européennes à partir du XVIe siècle. Notons qu’au début du XVe siècle, à l’apogée de la flotte impériale, Taïwan n’occupait dans les récits de voyage de l’amiral chinois Zheng He qu’une place très minime, preuve s’il en est du peu d’importance accordée à l’île à l’époque.
2 Outre les expéditions officielles de découvertes ou de colonisation, on trouve tout au long de l’histoire un flux continu de migration et remigration entre l’île et le continent de populations « Han », au premier chef les « Hakka », suivis plus tardivement par les populations « Hoklo » dont descendent la majorité de la population taïwanaise actuelle. Il faut ajouter les « Waishengren » arrivés du continent en 1949 et, actuellement, les nombreux migrants économiques, eux aussi venus du continent.
3 Les Hakka forment un groupe marginalisé des régions montagneuses pauvres du sud de la Chine, très présents depuis le Moyen Âge dans la « diaspora chinoise » d’Asie du sud-est… mais également surreprésentés dans la révolte des Taïpings comme dans le mouvement communiste au cours du XXe siècle en Chine comme à Taïwan, etc.
5 Les Wakou étaient des pirates chinois et japonais qui profitèrent du retrait volontaire de la mer par la Chine à partir du milieu du XVe siècle et des troubles au Japon au XVIe siècle pour étendre leur action sur l’ensemble des côtes de la mer de Chine à cette époque.
6 Le trafic négrier était en effet très largement aux mains des Portugais, rivaux des Hollandais dans la région.
7 La Chine était au XVIIe siècle le pays le plus riche du monde, aspirant notamment l’or et l’argent extrait des mines américaines par les Espagnols au profit du commerce océanique sous contrôle des Hollandais puis des Anglais, qui achetaient les produits de luxe (soie, thé, etc.) en Chine.
8 Signe du succès de cette politique comme des troubles provoqués par l’invasion mandchoue, la population chinoise de l’île passa d’environ 100 000 personnes en 1661, année de la mort de Koxinga, à 400 000 en 1681. La population aborigène se retrouva dès lors largement minoritaire et refoulée dans les zones de collines et de montagnes de l’île.
10 La première guerre (1839-1842) et la seconde guerre (1856-1860).
11 La population Hakka du sud se révéla particulièrement rétive à l’occupant. Pour mettre fin à la guérilla endémique qui y régnait, la police japonaise multiplia les exactions à l’encontre des populations civiles. Durant la seule année 1901, 3 000 « rebelles » furent abattus par l’armée, la majorité d’entre eux étant en fait de simples villageois assassinés en représailles.
12 Le shintoïsme, branche du bouddhisme, est la religion majoritaire au Japon.
13 Le minnan est la langue du groupe majoritaire de la population, les Hoklo.
14 Itagaki Taisuke fut une figure centrale de l’ère Meiji, fondateur et dirigeant du Parti libéral. Celui-ci prônait un vibrant anti-colonialisme occidental… et proposait l’assimilation totale aux colonies japonaises de Corée et Taïwan en garantissant aux nouveaux sujets une totale égalité de droits.
15 Leur activisme s’exprimait à travers toutes les formes d’art disponibles à l’époque : diffusion de films, tentative de rédaction de littérature taïwanaise (en chinois ou hokkien) et musique.
16 Lire encadrés sur le Parti communiste taïwanais, la tentative de grève générale de 1927 et sur Hsieh Hsueh-hung.
17 À partir des années 1930, l’extrême droite nationaliste d’inspiration fasciste, très influente dans les milieux militaires japonais, entreprend une campagne d’assassinat et d’intimidation à l’encontre des libéraux, des communistes et du mouvement ouvrier. Le 15 mai 1932, des militaires assassinent le Premier ministre et tentent un coup d’État. Un an auparavant, l’armée du Kwantoung s’est lancée d’elle-même dans une guerre d’agression contre la Chine, forçant la main du gouvernement officiel et créant un État fantoche en Mandchourie.
18 Ce fut notamment le cas de Lee Teng-hui, officier de la marine impériale japonaise pendant la 2e guerre mondiale, devenu ensuite le premier président taïwanais élu (1988-2000).