Les premières « libéralisations » du rail datent des années 1990 en Angleterre et en Allemagne. Aujourd’hui, partout, à l’exception de quelques pays, le ferroviaire est soumis à la concurrence, soit partiellement (comme en Italie sur la grande vitesse voyageurs ou en France sur le transport de marchandises ouvert depuis 2003), soit totalement comme en Allemagne, bien que la compagnie nationale historique, la Deutsche Bahn, contrôle encore à ce jour plus de 50 % du transport régional (l’équivalent de nos TER) et la quasi-totalité de la grande vitesse nationale comme internationale. La SNCF exploite des lignes en Angleterre et en Allemagne via sa filiale Keolis, et va faire circuler des Ouigo en Espagne. Trenitalia, la compagnie italienne, fait circuler ses trains Thello en France.
Deux logiques d’ouverture à la concurrence
Ce sont les réformes ferroviaires de 2014, 2016 et 2018, que les cheminots ont toutes combattues par des grèves longues, qui ont créé les conditions de l’ouverture à la concurrence dans le transport de voyageurs [1]. Avec deux logiques distinctes entre la grande vitesse et le transport régional.
Pour la grande vitesse, l’État met en place « l’open access », un libre accès au réseau, et plus précisément aux « sillons », des créneaux associés à une liaison entre deux gares, que tout candidat pourra acquérir par l’intermédiaire de péages, s’il en a les moyens. Dans les faits, les candidats déjà connus ne sont autres que Trenitalia, l’opérateur italien, via sa filiale Thello, la Deutsche Bahn avec sa filiale Arriva, ou encore la Renfe, compagnie espagnole qui a déjà annoncé qu’elle assurera cinq allers-retours quotidiens entre Lyon et Marseille dès décembre 2021. Les compagnies arriveront avec leur personnel et leur matériel dont elles devront assurer la maintenance (elles pourront contractualiser avec la SNCF pour bénéficier de ses ateliers si besoin). En s’acquittant des péages, comme le fait aujourd’hui l’opérateur SNCF Voyages, elles rémunèreront la SNCF Réseau, l’autre société du groupe SNCF, qui a en charge l’entretien et la modernisation du réseau ainsi que la planification et la gestion des circulations. La SNCF s’est d’ailleurs déjà préparée à cette ouverture en créant sa filiale low-cost Ouigo, et en transformant son offre TGV avec Inoui, de manière à « capter » un large panel de clients.
Pour le transport régional (TER) et ce qui reste d’interrégional (Intercités), l’ouverture à la concurrence prendra la forme de délégation de service public. Pour un lot donné de plusieurs lignes, une convention sera conclue entre l’autorité organisatrice (la région pour les TER) et l’opérateur qui aura remporté le marché. Le contrat s’accompagnera d’un cahier des charges qui fixera des objectifs en matière de service rendu. Libre donc à l’opérateur de déterminer comment répondre à ce cahier des charges tout en dégageant des profits.
Depuis décembre 2019, toutes les régions ont déjà la possibilité de passer des appels d’offres par lots regroupant plusieurs lignes (exception faite pour les lignes de RER en Île-de-France). Les régions ont, pendant encore quatre ans, le choix entre continuer exclusivement avec la SNCF ou bien entamer une procédure d’appel d’offres pour des contrats de dix ans au maximum. À partir de décembre 2023, toute nouvelle convention devra obligatoirement faire l’objet d’une mise en concurrence.
La plupart des régions ont déjà annoncé leur intention de mettre en concurrence une partie de leurs lignes avant décembre 2023. Certaines ont même déjà lancé officiellement des consultations, comme le Grand Est, Paca et les Hauts-de-France. Au total, près de 2 000 cheminots sont déjà concernés par ces appels d’offres.
La SNCF : un monopole capitaliste favorable à la concurrence
Quel que soit l’opérateur qui remportera un marché public ou qui exploitera un sillon, l’objectif sera de dégager un surprofit. Comme le ferroviaire possède des frais constants et importants de structure, et nécessite une intégration poussée au sein d’un réseau national, il s’agira de tirer vers le bas le peu qui est « variable », c’est-à-dire les effectifs, les salaires, le temps de travail, le nombre de repos, la prise en compte de l’ancienneté, les facilités de circulation (quasi gratuité du transport pour le personnel), etc. Au détriment des règles de sécurité, incessamment remises en cause. Le patron qui remportera l’appel d’offres sera donc celui qui promettra l’offensive la plus résolue contre les conditions de travail des cheminots, reléguant au second plan les conditions de transport des usagers.
La SNCF elle-même a d’ailleurs toujours joué sur ces variables « d’ajustement », en supprimant des emplois, en attaquant les accords locaux d’établissement conclus à l’issue d’une grève, et en allégeant les exigences en matière de sécurité. Parmi les nombreux exemples de cette orientation, on peut citer la mise en place de l’équipement à agent seul (EAS) dans les TER, c’est-à-dire la pose de caméras qui servent de prétexte à la suppression des contrôleurs et permettent que le conducteur soit seul dans la rame – une situation particulièrement dangereuse en cas d’incident contre laquelle les cheminots ont protesté par une grève sur le tas au niveau national en octobre 2019. Avis aux usagers mécontents qui pensent que la privatisation améliorera le service ! Quant aux tarifs, déjà exorbitants, il suffit de regarder de l’autre côté de la Manche où la concurrence fait rage depuis 30 ans : les billets y sont en moyenne deux fois plus chers qu’en France.
Loin d’être une menace contre sa situation de monopole, la mise en concurrence est une opportunité pour la direction de la SNCF – véritable groupe capitaliste multinational aux mille filiales de droit privé. Opportunité de se débarrasser des lignes les moins rentables pour augmenter son taux de profit, justification de la disparition du statut de cheminot depuis le 1er janvier dernier – et de la maigre protection qu’il offrait en termes de sécurité relative de l’emploi et d’avancement de carrière, prétexte enfin à des pressions incessantes sur les cheminots au nom du moindre mal qui consisterait à permettre à « leur » entreprise « publique » de remporter les futurs appels d’offre – quitte à consentir à des sacrifices au nom de cette union sacrée derrière son patron !
La SNCF s’active depuis maintenant 20 ans pour préparer l’arrivée de cette concurrence tant attendue, en séparant les activités TER, TGV et Intercités. Ce qui conduit à tout cloisonner artificiellement, jusqu’à certaines salles de repos communes. Mais cela a des conséquences plus graves sur les plannings des cheminots, les possibilités d’évolution de carrière et la monotonie du métier. La direction supprime des postes par milliers chaque année, avec autant de zèle que n’importe quel patron du privé.
Fausse concurrence, vraies attaques
Les projets du patronat du ferroviaire, SNCF en tête, sont clairs : utiliser l’ouverture à la concurrence pour casser les conditions de travail au chemin de fer. Le transfert de personnel sera obligatoire chez un nouvel opérateur et en cas de refus, c’est le reclassement (avec une clause de mobilité étendue à tout le territoire, comme le permet le fameux statut des cheminots) ou bien la porte. Exactement la même situation que dans le secteur du transport urbain ouvert à la concurrence depuis des décennies et organisé dans le syndicat patronal auquel la SNCF appartient, l’UTP. Et même si c’est la maison-mère qui remporte l’appel d’offre, les cheminots seront tout de même « transférés » dans une filiale de la SNCF elle-même, et perdront donc aussi le statut – pour ceux qui l’avaient encore – et le bénéfice de la réglementation SNCF (organisation du travail, évolution de la rémunération, primes).
Un cheminot transféré conservera pendant quinze mois au maximum ses conditions de travail et de rémunération. À la suite de cette période de transition, ces aspects seraient alors fixés par des accords passés dans l’entreprise repreneuse et à défaut, au niveau de la convention collective nationale du ferroviaire (CCN), toujours en négociation depuis 2014 dans le dos des premiers concernés. Celle-là même que la SNCF et les patrons du secteur s’acharnent à tirer le plus bas possible.
Après trois lois en 2014, 2016 et 2018 pour fixer les règles de cette casse sociale, des années de négociation avec des directions syndicales complices, trois mouvements puissants où les cheminots ont clairement affirmé leur refus de la privatisation, de la division et leur volonté d’unité de tous les travailleurs du ferroviaire, public ou privé… aucun transfert n’a encore eu lieu. L’échéance se rapproche – et les élections régionales stimulent les futurs exécutifs lancés dans une surenchère « privatisatrice » démagogique. Mais rien ne dit que les cheminots accepteront cette nouvelle manœuvre de division. Les cheminots sont déjà divisés en différents métiers, différents statuts, différentes entreprises, publiques ou privées, sous-traitantes ou donneuses d’ordre. Ce qui ne les pas empêchés de participer ensemble à de nombreux mouvements, sans corporatisme.
23 octobre 2020, Stella Monnot
Article paru en 2020 dans un dossier Transports publics. Solidarité ouvrière contre concurrence patronale
Le sommaire du dossier :
- Les transports publics, terrain de jeu des capitalistes
- La face privée du transport public
- Quelques chiffres
- Calendrier (des sales coups et des luttes !)
- Le transport public en Isère
- Privatisation de la SNCF : déclencher le frein d’urgence !
- Articles des bulletins NPA-Étincelle SNCF
- Île-de-France… jusqu’à l’absurde
- Salaires, flexibilité, temps de travail : un tableau comparatif
- Contre leur privatisation capitaliste, nous serons 300 000 et plus !
[1] Retrouvez nos analyses dans cinq dossiers de Convergences révolutionnaires : « SNCF : du monopole d’État au trust multinational » (no 67, janvier-février 2010) ; « SNCF, la privatisation sur les rails » (no 81, mai-juin 2012) ; « Réforme du ferroviaire : un accord de compétitivité made in SNCF » (no 88, juin-juillet-août 2013) ; « Cheminots : quatre mois de lutte malgré tous les obstacles » (no 106, juin-juillet-août 2016) ; « Déclaration de guerre aux cheminots, guerre à tous les travailleurs » (no 118, mars-avril 2018)