Depuis la déclaration du 2 octobre dernier du président Luis Abinader, par laquelle il annonçait vouloir déporter 10 000 Haïtiens par semaine, la situation de ceux-ci dans le pays ne fait qu’empirer. Le parti actuellement au pouvoir, le Parti révolutionnaire moderne (PRM), qui se dit au centre et est au pouvoir depuis 2020, place au cœur de son discours et de son programme la question d’un soi-disant danger posé par l’immigration haïtienne dans la République dominicaine, un discours xénophobe et raciste, repris de l’ancien dictateur qui a gouverné le pays, Rafael Leónidas Trujillo. Celui-ci avait fait massacrer en octobre 1937 environ 20 000 immigrants haïtiens, et aussi des Dominicains noirs, à proximité de la frontière et a entretenu un discours de haine envers ces populations.
Aujourd’hui, du côté dominicain de l’île, les Haïtiens se font pourchasser par les agents cagoulés et fortement militarisés de la Direction générale de la migration (DGM), agence gouvernementale dominicaine, dont le seul but est d’appliquer systématiquement la politique raciste du gouvernement de la manière la plus violente possible. Ces agents viennent chercher les Haïtiens dans leur lieu de travail, dans les hôpitaux où les femmes haïtiennes accouchent, à leur domicile, ou bien tout simplement dans les transports et dans la rue, au cours de contrôles d’identité aléatoires et fréquents qui visent systématiquement les personnes noires. Une fois identifiées, les personnes haïtiennes sont enlevées par cette agence avec une violence démesurée, voire mortelle comme l’a montré l’assassinat par la police de l’ouvrier haïtien Jems Joacin le 17 octobre 2024 pendant une de ses descentes habituelles pour essayer d’arrêter des personnes sans papiers. Les détenus sont parqués par la suite dans des centres de rétention, soumis à des conditions inhumaines et insalubres avec des pénuries d’eau et de nourriture fréquentes, et sans recours légal de quelque type que ce soit.
Mais cette violence n’est pas nouvelle, les discours de haine et la politique ouvertement discriminatoire du gouvernement dominicain envers la population immigrée haïtienne ont une longue histoire. En 2013, une réforme constitutionnelle avait déjà été votée par l’ancien parti au pouvoir, le Parti de la libération dominicaine (PLD), qui enlevait le droit à la nationalité dominicaine aux personnes nées sur le territoire dominicain si elles sont nées de parents issus de l’immigration illégale. Cette même année, une sentence a été émise par le Tribunal constitutionnel dominicain (la sentence 168-13), qui a enlevé la nationalité dominicaine de manière rétroactive à plus de quatre générations de Dominicains d’ascendance haïtienne nés entre 1929 et 2007 : plus de 250 000 Dominicains d’origine haïtienne se sont alors retrouvés apatrides du jour au lendemain ! Si les différents gouvernements au pouvoir en République dominicaine ont mené cette politique obsessionnelle vis-à-vis de l’immigration haïtienne, c’est pour diviser la classe ouvrière dominicaine, en attaquant sa composante la plus vulnérable, les travailleurs issus de l’immigration illégale, ceux qui travaillent souvent dans les pires des conditions et pour la rémunération la plus basse, mais sont indispensables aux patrons dominicains pour maintenir leurs profits.
Mais bien sûr, pour la bourgeoisie dominicaine, cette répression ne se limite pas à la simple division de la classe ouvrière. Elle veut maintenir sous son joug les travailleuses et travailleurs haïtiens qui sont essentiels à l’économie dominicaine et qui ont permis son essor ces dernières années. Parmi la population étrangère qui exerce une activité économique en République dominicaine, les Haïtiens représentent la majorité de la population active. Selon une étude du professeur Antonio Ciriaco Cruz datant de 2017, les ouvriers haïtiens apporteraient 7,4 % du PIB de la République dominicaine. Ces personnes travaillent pour la plupart dans des secteurs comme l’agro-industrie, particulièrement les plantations de canne à sucre, le secteur du BTP, dans les services tertiaires et le travail informel. Dans certains secteurs, comme celui du BTP, moins de 20 % des ouvriers sont couverts par la sécurité sociale et sont inscrits aux programmes de retraite, alors qu’ils travaillent souvent dans des conditions très difficiles et dangereuses. Dans d’autres secteurs où la part de travailleurs d’origine haïtienne est très importante, comme les plantations de canne à sucre, les ouvriers sont soumis à des conditions de travail forcé et de surexploitation mises en place par l’entreprise américaine Central Romana Corporation.
Malgré tout, les travailleurs ripostent. Le 10 septembre 2024, l’Union des travailleurs de la canne à sucre ainsi que de nombreuses autres organisations de gauche se sont mobilisées dans la ville de La Romana pour exiger la fin des conditions de travail forcé et le versement des retraites par l’entreprise dues à plus de 438 employés de plus de 78 ans. Les Dominicains en général se montrent eux aussi solidaires des Haïtiens en butte à la répression. De nombreuses vidéos circulent sur les réseaux où l’on voit des personnes s’en prendre aux véhicules ou aux agents de la DGM en leur jetant des pierres pendant leurs raids, afin d’éviter les arrestations et enlèvements. Certaines franges du patronat dominicain commencent aussi à s’inquiéter, par peur de perdre leurs profits, de l’amplitude que prennent les déportations en ce moment et commencent à exprimer du mécontentement envers la politique du gouvernement.
Le gouvernement dominicain préfère détourner la colère populaire contre les Haïtiens, qui seraient prétendument responsables du dysfonctionnement des services de santé publique, alors que ce même gouvernement ne dépense que 2,7 % du PIB du pays dans la santé et ne cesse de privatiser davantage le secteur.
Les vrais responsables des mauvaises conditions de vie et de travail de tous les travailleurs, dominicains comme haïtiens, sont le gouvernement et la bourgeoisie dominicaine qui servent les intérêts des pays impérialistes, dont les États-Unis qui maintiennent une importante influence dans le pays et la région. Nous ne pouvons pas compter sur le mécontentement des patrons dominicains pour arrêter cette politique de déportation massive, il faudra construire une vraie solidarité de classe entre les travailleuses et travailleurs dominicains et haïtiens pour infliger une vraie défaite au camp de la bourgeoisie. Seule la lutte organisée pour les intérêts de notre camp social, comme le montrent les ouvriers de la canne à sucre où Dominicains et Haïtiens sont rassemblés dans les luttes, portera ses fruits et pourra mettre fin au racisme, à la xénophobie et à la chasse aux personnes sans papiers.
Nacho de la Cruz