Rappelons, à l’heure où plane la menace de l’ouverture à la concurrence pour les salariés SNCF et RATP, qu’une large partie du secteur des transports dits publics est déjà composée d’entreprises privées. C’est le cas de l’essentiel des transports en commun, à l’exception du ferroviaire et de la région parisienne.
Côté patronal : une « concurrence » entre amis
L’offre de transport dépend des autorités organisatrices, généralement une commission d’une instance politique telle qu’une métropole, une communauté de communes, un département ou une région. Le transport de voyageurs est dit « public » dans la mesure où les grandes orientations sont définies par des élus, même si on sait à quel point toutes ces assemblées peuvent être éloignées des intérêts de la population. D’autres modes de transport ne sont pas publics : lignes aériennes, TGV, bus Macron, VTC, taxis, etc.
Les autorités organisatrices éditent un cahier des charges et confient « l’exploitation » (terme bien choisi) des réseaux à des entreprises. Elles peuvent dès lors choisir entre deux principales options : la gestion en régie, laquelle dépend directement de la collectivité territoriale en question, ou la délégation de service public, un cadre juridique qui leur permet de lancer des appels d’offres à des entreprises privées dans le but d’exploiter un réseau ou des « lots », c’est-à-dire des morceaux du réseau.
Depuis les années 1990, les régies de transport ne constituent plus le modèle principal. Seules les métropoles de Paris, Aix-Marseille, Toulouse et Nice en disposent encore. Elles sont peu à peu remplacées par une mise en concurrence assez factice, dans la mesure où quelques grands groupes se partagent les différents marchés. Pour Lille, Lyon et Bordeaux, entre autres, c’est le mastodonte Keolis, filiale de la SNCF, qui est sorti vainqueur des appels d’offres.
Pour répondre à un appel d’offres, il n’est pas nécessaire d’avoir une implantation dans la ville ou la région. Les grands groupes montent des filiales ad hoc, parfois en quelques semaines, notamment grâce au transfert de salariés qui leur évite d’avoir à recruter. Reste ensuite à mettre en relation la maison mère et la filiale pour les domaines administratifs et commerciaux. Dans ces conditions, les PME familiales sont vouées à disparaître ou à être rachetées, devenant à leur tour des filiales de grands groupes. Cette concentration du capital dans le transport, encore en cours, laisse envisager tous les arrangements entre amis dans cette pseudo-concurrence, avec la bénédiction des élus.
Côté salariés : résister à une concurrence qui tire tout le monde vers le bas
Cette mise en concurrence systématique se déroule pour l’instant encore dans un contexte de plein emploi dans le secteur. Le développement des transports en commun, un effet de pyramide des âges et le manque d’attractivité du métier (conditions de travail difficiles et salaires bas) sont les principaux facteurs du manque de personnel à la conduite des cars et bus – et la situation dure depuis plus de dix ans ! Contrairement peut-être à la SNCF, la succession des appels d’offres ne sert pas à déguiser ou intensifier des suppressions de postes mais « seulement » à dégrader les conditions de travail – étant entendu que cette dégradation augmente la productivité et, par voie de conséquence, limite à terme le nombre de postes. La boucle est bouclée.
Quelle évolution de la rémunération pour un salarié balloté d’une boîte à l’autre au gré des appels d’offres, qui ont lieu tous les cinq à dix ans ? Les accords collectifs qui réglementent les transferts sont de vraies usines à gaz toujours favorables au patron. La reprise de l’ancienneté dans l’interurbain par exemple : sont garantis le maintien du taux horaire et les primes dites fixes. Premier piège, ce prétendu maintien du taux horaire prend la forme d’une prime d’ancienneté, indépendante du taux horaire réel à partir duquel sont calculées les primes dites variables (qui peuvent constituer jusqu’à un quart du salaire final) et les heures supplémentaires. Or le taux horaire de l’entreprise qui gagne un appel d’offre est souvent plus bas (et pour cause) que celui dont le conducteur bénéficiait jusque-là. Idem pour la grille d’ancienneté, le conducteur transféré intègre la grille d’ancienneté de la nouvelle entreprise, mais avec son taux horaire « maintenu » : il devra donc attendre bien plus longtemps pour bénéficier des augmentations automatiques liées à cette nouvelle grille. Cela crée des écarts de rémunération et des différences de mode de calcul importants entre collègues, parfois pour des effectifs de quelques dizaines de conducteurs. Quant aux élus du personnel transférés, ils perdent immédiatement leur mandat, et se retrouvent sans même les maigres protections légales face au nouveau patron !
En cas de refus du transfert, c’est soit le licenciement économique, soit le reclassement au sein du groupe (car la filiale défaite lors d’un appel d’offre disparaît). Gare à la clause de mobilité, bien planquée dans les contrats de travail : si le salarié refuse le transfert parce qu’il ne veut pas se retrouver à l’autre bout du département, c’est un licenciement sec et la disparition des maigres garanties liées à un licenciement économique (prime et accès facilité à la formation).
Ne pas se laisser diviser
Les salariés du transport font donc face au chantage permanent d’accepter la dégradation régulière de leurs conditions de travail ou de perdre leur emploi. À Keolis Lyon, tous les accords d’entreprise ont été dénoncés en 2010. Les avantages obtenus dans la longue histoire de cette entreprise (l’ancêtre direct OTL a été fondé en 1879) sont aujourd’hui considérés comme des usages, le patron ayant unilatéralement choisi leur maintien. En cas de nouveau vainqueur de l’appel d’offres en 2022, aucune garantie juridique ne viendrait empêcher une importante dégradation des salaires (prime de vacances, treizième mois, système de compensation des week-ends travaillés). Même un passage en régie publique (ce qui serait une première à Lyon) ne garantirait pas le maintien des conditions de travail… et serait peut-être même un des moyens pour les revoir à la baisse, de la part d’un exécutif régional « vert » ou « de gauche ». Les conducteurs du réseau lyonnais ne pourront s’en remettre qu’à leur lutte, en ne comptant surtout pas sur la chimère d’une exploitation « publique » du réseau.
Pour le même métier de conducteur, il existe une différence assez nette entre les conventions collectives de l’urbain et de l’interurbain. Produit de l’histoire sociale de ces entreprises (en général des PME familiales dans l’interurbain et des grandes entreprises avec davantage de travailleurs et de syndiqués dans l’urbain), ces différences sont vectrices de bien des préjugés de part et d’autre. Mais la concentration du capital dans le secteur permet davantage d’échanges entre salariés. En Rhône-Alpes par exemple, de l’Isère aux Alpes en passant par Lyon et Grenoble, on est tous un peu Keolis !
L’existence de ces deux conventions collectives différentes permet au patronat d’organiser une forme de sous-traitance. On peut déjà voir des exploitants de réseau urbain confier les lignes les plus périphériques à leur filiale qui opère sous convention interurbaine, avec un écart de salaire d’environ deux euros de l’heure pour un conducteur. Mais ce système atteint aujourd’hui ses limites : dans ce secteur en tension, l’interurbain connaît des difficultés de recrutement, avec des conducteurs qui démissionnent pour l’urbain, voire pour les cars Macron ou pour faire chauffeur Uber à temps plein.
Ce qui conduit les patrons du secteur, réunis au sein de l’UTP, à négocier avec les directions syndicales un « statut unique » entre l’urbain et l’interurbain, dans le dos des travailleurs concernés. Dans cette ambiance générale d’offensive patronale, l’objectif de l’UTP est de rendre l’interurbain plus « attrayant »… en abaissant les conditions de l’urbain à son niveau ! Comme la « convention collective nationale » du ferroviaire, le « statut unique » est le faux-nez d’une attaque en règle contre les conditions de travail.
Il est indispensable que les travailleurs du transport se coordonnent. Qu’ils viennent du public ou du privé, de l’urbain ou de l’interurbain, ils ne pourront faire face à des patrons bel et bien organisés, au sein de l’UTP, qu’en se côtoyant davantage, en échangeant sur leurs conditions de travail et surtout sur les moyens à mettre en œuvre pour contrer des attaques incessantes et passer à leur tour à l’offensive.
23 octobre 2020, Philippe Caveglia
Dans le transport public, la concurrence entre filiales privées d’entreprises publiques
Les trois grands intervenants qui se partagent le marché actuellement sont Keolis (filiale de la SNCF), Transdev (filiale initialement de la Caisse des dépôts et consignation, puis produit de la fusion avec Véolia transport, ex-CGE), et RATP Dev (filiale de la RATP). Les parties de Monopoly peuvent être longues, celle du transport « public » en France dure depuis une centaine d’années…
Article paru en 2020 dans un dossier Transports publics. Solidarité ouvrière contre concurrence patronale
Le sommaire du dossier :
- Les transports publics, terrain de jeu des capitalistes
- La face privée du transport public
- Quelques chiffres
- Calendrier (des sales coups et des luttes !)
- Le transport public en Isère
- Privatisation de la SNCF : déclencher le frein d’urgence !
- Articles des bulletins NPA-Étincelle SNCF
- Île-de-France… jusqu’à l’absurde
- Salaires, flexibilité, temps de travail : un tableau comparatif
- Contre leur privatisation capitaliste, nous serons 300 000 et plus !