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Interview : Mayotte un mois après le passage du cyclone

Interview d’un lecteur de notre journal de retour de Mayotte

 

 

Les communications sont-elles rétablies ? As-tu des nouvelles de ta famille ?

Oui, les communications sont rétablies. Ma famille ne compte pas de victimes, y compris sur le plan matériel. Personnellement, j’ai eu de la chance. Le toit de la maison que nous occupions avec ma femme s’est envolé. C’était une maison en dur, mais très légère louée par un marchand de sommeil.

Il n’y a pas que les bidonvilles qui ont été frappés, les maisons et tout le mobilier urbain aussi.

Mais la situation reste très difficile, en particulier sur la question de l’eau. L’eau courante du robinet est déjà de mauvaise qualité en temps ordinaire, même si elle est potable selon l’ARS, mais les nombreuses coupures obligent de la rationner dans des bassins. Et l’eau stagnante, sans lumière, qui stagne plusieurs jours, devient un véritable vivier à bactéries. Il faut donc la faire bouillir avant de la consommer. Quant à l’eau en bouteille, il n’y a presque plus de distributions gratuites, et quand il y en a il faut en être très bien informé… Elle est réservée aux boutiques qui peuvent la vendre très cher selon les endroits et la clientèle.

Quelle est la situation de la population ?

On peut dire qu’une grande partie de la population pauvre a tout perdu. Même dans les bidonvilles, les gens avaient des objets personnels, des vêtements, des appareils ménagers. Tout cela a été détruit. Ils doivent recommencer à zéro.

Bayrou et d’autres avaient déclaré qu’il ne fallait pas laisser reconstruire les bidonvilles. A-t-on tenté d’empêcher cette reconstruction ?

Non, ça serait absolument impossible sans déclencher une crise sociale. Bayrou, Valls et Darmanin roulent les mécaniques, mais remuent du vent. On va se retrouver à la case départ, en pire… D’ailleurs dans beaucoup d’endroits c’est déjà reconstruit.

Et l’aide vantée par les médias ?

Elle a été réelle mais très inégalement répartie. Des zones entières n’en ont pas bénéficié. Ce n’est pas le résultat d’une volonté de ségrégation, mais de l’insuffisance de moyens, des difficultés de déplacement, du manque d’information de la population qui n’avait plus beaucoup de moyens : pas de téléphone, d’électricité, donc plus de TV. Difficile dans ces conditions de se déplacer pour une distribution hypothétique.

En revanche, il faut souligner le rôle des associations qui ont été présentes. D’une part, les grosses associations institutionnelles comme la Croix-Rouge, Mlezi Maore, qui se sont regroupées pour agir, et continuent de le faire, d’autre part des associations plus confidentielles à connotation ouvertement musulmane qui profitent de la crise pour jouer leur partition.

Les associations pratiquent-elles une discrimination par rapport aux migrants venus des autres îles ?

Non. L’ensemble des associations ont pour principe d’apporter une aide égale sans distinctions de statut, ni de papiers. Les associations à connotation musulmane qui aident aussi la population sans distinction le font par contre ouvertement avec un état d’esprit prosélyte…

Leur communication ne laisse pas de doute sur leurs intentions, et on a pu voir comment des jeunes filles qui vantaient leur solidarité dans des vidéos se faire réprimander parce qu’elles avaient les cheveux libres.

Il y a une montée de l’islamisme ?

L’islam est la religion ultra majoritaire à Mayotte qui a connu un sultanat avant l’arrivée des Français. Mais c’était jusqu’à présent un islam très tolérant sur tous les plans, teinté de culture ancienne animiste et de soufisme. Les femmes, même celles qui portent un voile, dans leur grande majorité, s’habillent comme elles veulent. Mais c’est en train de changer, et en partie sous l’influence de jeunes des classes riches qui sont allés faire des études en France, se cherchent une identité et sont davantage imprégnés d’un islam orthodoxe et d’une théologie bien plus radicale. Une partie de ces riches se revendique de ses origines arabes, réelles ou supposées.

Quelle est l’attitude des classes privilégiées ?

Un égoïsme et une arrogance inimaginable en métropole. En fait les riches tentent d’instrumentaliser la situation pour obtenir davantage de prébendes de l’État. L’inégalité sociale est terrifiante. On voit des enfants maladifs, couverts de croûtes, qui ont à peine un repas par jour, et à cent mètre de là de luxueuses villas avec des 4×4 à 100 000 euros. On ne peut même pas dire qu’on a affaire à une véritable bourgeoisie locale, plutôt à un système de clans mafieux achetés par l’État français. Certains se réjouissaient de la destruction des bidonvilles et espéraient qu’on chasserait leurs habitants. Il ne semble pas que l’aide passe entre leurs mains, et il n’y a pas de scandale de détournement pour le moment. Mais attendons…

Pourtant, les politiciens qui représentent les intérêts de ces clans parviennent à dresser la population contre les migrants, à obtenir ses voix. Y compris ceux du RN. Comment expliques-tu cette situation ?

Ces clans fonctionnent sur la base du clientélisme, souvent familial. Ils redistribuent un peu de ce que l’État leur donne, procurent des emplois, etc. Il en résulte que bien des pauvres se sentent plus proches des riches du même clan que des autres pauvres et surtout des migrants. Par rapport à l’État français, ces clans jouent un jeu très particulier. D’un côté, ils dépendent de lui, de l’autre ils menacent en permanence de trouver d’autres partenaires que l’État français. Ils proclament haut et fort qu’ils sont Français, leur choix du RN en atteste, mais ils veulent être maîtres « chez eux ». Ils peuvent mépriser par exemple autant les fonctionnaires et les travailleurs de la classe moyenne issus de la métropole que les Mahorais pauvres. Les fonctionnaires, profs, infirmiers et infirmières, ne sont d’ailleurs pas de super privilégiés, même s’ils vivent mieux que la majorité de la population.

Certains n’en pouvaient plus et ont quitté Mayotte après la catastrophe. Formellement, les hauts fonctionnaires, genre préfet, sont respectés par obligation. Mais la caste des riches se sent volontiers supérieure à la main-d’œuvre métropolitaine. C’est un mépris de classe.

On ne peut pas exclure que la catastrophe ait été l’occasion aussi pour l’État de menacer les grandes familles, discrètement au cas où celles-ci voudraient jouer leur propre carte. C’est sans doute le sens des paroles de Macron quand il a dit : « Ne vous plaignez pas, vous avez de la chance d’être Français… »

Il n’y a pas de mouvements sociaux ?

Il y a déjà eu par le passé quelques grèves, mais assez marginales et surtout parmi les salariés originaires de la métropole : enseignants, employés d’EDM (Électricité de Mayotte).

Et la question de la délinquance ?

Elle est réelle. C’est une conséquence inévitable de la misère et du sort, entre autres, des milliers de jeunes sans famille qui se sont élevés tout seul. (Notamment les enfants nés sur le sol de Mayotte dont les parents comoriens ont été expulsés dans leur île d’origine.)

Après la catastrophe, on a parlé de pillages. C’est possible pour une petite partie, mais il s’agit surtout de gens qui essayaient de récupérer ce qu’ils pouvaient pour survivre.
Ceci étant, même en temps ordinaire, ça craint. J’ai moi même été agressé par des jeunes qui barraient une route. Toutes les maisons, les lieux publics, les lycées, les collèges, sont entourés de barbelés ou ont les fenêtres grillagées. Mayotte, par bien des aspects, est comme une prison à ciel ouvert où l’on ne sort plus après 19 heures. Ce n’est pas encore la situation d’Haïti, mais on s’en rapproche. La police a proclamé un couvre-feu, elle dresse des barrages, mais ne se risque pas dans les bidonvilles…

Quel espoir vois-tu ?

Je n’en vois pas beaucoup. On est vraiment dans la survie. Sans un bouleversement social de la région, ou une véritable politique sans frontière à l’échelle de toutes les Comores, et même de l’océan Indien, il n’y a guère d’issue.