Les violences faites aux femmes ne cessent d’augmenter : en France, en 2021, une femme mourait tous les trois jours sous les coups de son conjoint. Les plus vulnérables face à ces violences sont les femmes pauvres en situation de dépendance. En premier lieu, les prostituées ; on pense au meurtre de Vanessa Campos en 2018, au bois de Boulogne, qui avait soulevé une vague d’empathie. Le taux de mortalité chez les prostituées est entre dix et quarante fois plus élevé que celui de la population générale – au-delà des meurtres, ce sont les suicides, la drogue, les maladies sexuellement transmissibles qui mettent en danger la vie des prostituées.
Malgré le danger permanent associé à l’activité de prostitution, certains courants féministes défendent pourtant l’idée que la « puterie » serait un « travail » comme les autres, dont il faudrait faciliter l’exercice… Pour le bien des femmes qui vendent leur corps ?
Ni un travail, ni comme les autres
Malgré les séquelles laissées par l’activité de prostitution, certaines féministes revendiquent la reconnaissance de la prostitution comme un travail, voire une vocation. La prostituée choisirait en toute liberté de se transformer en esclave sexuelle. Outre que l’idée d’un « choix » de carrière est largement fantasmée, elle pose aussi un problème moral.
On sait à quel point la violation de l’intimité d’autrui et de son consentement laissent des séquelles profondes. En effet, le corps est le support de la personne, il ne peut en être détaché, et ce qu’il subit lorsqu’il est traité comme un objet, est, quoiqu’en pense la concernée, une violence. Lorsque le corps d’un être humain est traité comme un objet – « comme un rôti de porc qu’on mange pour apaiser sa faim1 » – le consentement est un consentement à sa propre aliénation, donc nul et non avenu. C’est en tant qu’elle nie le consentement que la prostitution constitue une violence, en tant qu’elle est un esclavage… Même « volontaire » ! Les études menées auprès des clients de la prostitution ne font que corroborer cette observation : ce que le client achète c’est moins un « service sexuel » que la soumission totale de l’autre2.
Pour certains militants et militantes féministes, la prostitution serait donc une question de liberté individuelle.
D’une part, nous savons ce que veut dire la « liberté » dans le système capitaliste. Quand un patron déménage son usine, les travailleurs ont le choix entre se serrer la ceinture pour aller s’installer là où il y a du boulot ou finir au chômage. Le choix est donc relativement limité, dans tous les cas. Une question se pose cependant : peut-on « travailler » en tant que prostituée comme on travaille chez McDonald’s ? Comme le disaient les auteurs de l’ouvrage bien documenté, Les Clients de la prostitution : l’enquête : « Quand vous travaillez chez McDonald’s, ce n’est pas vous la viande. » Dans la prostitution, la victime ne produit pas de marchandise, elle est elle-même la marchandise. Comme ça a été le cas déjà dans les premières civilisations, les femmes encore aujourd’hui sont échangées comme de la viande. Cette manière de réduire une partie de l’humanité au rang d’objet s’accompagne de l’asservissement systématique qui passe également par d’autres structures sociales comme le mariage, l’assignation à un rôle subalterne, etc.
Ainsi, la prostitution apparaît bien avant le capitalisme. Néanmoins, le phénomène est renforcé et étendu par ce dernier d’une manière inédite à l’ère du capitalisme moderne.
Le business de la prostitution
Le phénomène de la traite humaine à des fins d’asservissement sexuel implique un système prostitutionnel qui nourrit une industrie puissante : l’industrie du sexe. Cette industrie prend un essor important à la fin du XXe siècle – notamment après la chute de l’URSS, qui fait basculer brutalement des régions entières de l’ex-bloc soviétique dans la misère et en fait un territoire de prédilection pour la traite des jeunes femmes3.
Le Bureau international du travail (BIT) estimait en 2004 à environ cent milliards de dollars par an les profits provenant de l’exploitation sexuelle dans le monde. Il estime que la traite des êtres humains à cette fin est la deuxième forme de criminalité la plus lucrative derrière le trafic de drogue. La prostitution dans les pays « en voie de développement » est soutenue par l’impérialisme, comme l’explique Richard Poulin : « Sous l’obligation de remboursement de la dette, de nombreux États d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique ont été encouragés par les organisations internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale – qui ont offert des prêts importants – à développer leurs industries du tourisme et du divertissement. Dans chacun des cas, l’essor de ces secteurs a permis l’envolée de l’industrie du commerce sexuel. […] Dans tous les cas, on observe que le mouvement de ces marchandises, tant à l’échelle transcontinentale que transnationale, va des régions à faible concentration de capital vers les régions à plus forte concentration. Ainsi, par exemple, on estime que depuis dix ans, 200 000 femmes et jeunes filles du Bangladesh ont fait l’objet d’un trafic vers le Pakistan, tandis que de 20 000 à 30 000 prostituées de Thaïlande sont d’origine birmane.4 »
Et l’auteur d’expliquer que sur le marché, une prostituée issue des région de l’ex-bloc soviétique vaut tant, tandis qu’une adolescente asiatique vaut tant… Tout comme les voitures ou les armes, les prostituées sont un bien qui, mis sur le marché, reçoit un prix. Certes, la prostituée n’est pas assemblée sur une chaîne de montage, mais les moyens mis en œuvre pour aller chercher cette « matière première » sont eux le fruit d’un travail humain. Autour de la prostituée-marchandise se mettent en place des chaînes de valeurs qui constituent un maillage mondial.
Le marché de la traite profite des attaques contre la classe ouvrière, des crises ou des conflits armés. Elle profite de la vulnérabilité des individus qui pâtissent de ces situation : détresse, isolement, abandon et pauvreté extrême. Ainsi, les migrantes sont des proies particulièrement indiquées pour la traite et l’esclavage sexuel. Au Niger, les réseaux de proxénétisme promettent aux familles des études en Europe pour leurs filles ; arrivées là-bas, elles sont forcées de rembourser la « dette » du voyage en se prostituant sous l’autorité d’une maquerelle qu’elles ne quitteront plus. En France, l’Observatoire national des violences faites aux femmes affirme que la très grande majorité des prostituées sont des femmes, notamment d’origine étrangère (93 %), principalement originaires d’Europe de l’Est (Roumanie et Bulgarie en tête), d’Afrique de l’Ouest et de Chine.
Que faire de la prostitution ?
Une partie du mouvement féministe revendique un encadrement de la prostitution, à l’image de ce qui est pratiqué aux Pays-Bas ou en Allemagne. C’est à cette perspective de l’encadrement de l’activité prostitutionnelle que répond le vocable de « travail du sexe ». Cette évolution du vocabulaire, loin d’être le produit de luttes des prostituées est bien plutôt la conséquence de l’élévation de la prostitution au rang d’industrie, dont il faut quantifier les bénéfices. Ainsi, en 1998, l’Organisation internationale du travail (OIT) sort un rapport qui reconnaît l’industrie du sexe comme un secteur économique à part entière, composé de travailleurs dont il faudrait définir les « droits ». Mais plus que les « conditions de travail », de celles et ceux qui sont esclavagisés, c’est la reconnaissance de l’activité lucrative qui y est associée qui intéresse l’organisme mondial. L’OIT appelle alors à « l’élargissement du filet fiscal » à l’industrie du sexe. La prostitution est en effet devenu un business avec ses géants. Désormais, les maisons closes peuvent être cotées en bourse, comme ça a été le cas de l’une des plus importantes d’Australie, le Daily Planet de Melbourne, aujourd’hui fermée. Loin des préoccupations concernant la sécurité des prostituées – qui n’est d’ailleurs pas plus garantie aux Pays-Bas qu’en France –, la légalisation de la prostitution correspond surtout à l’expansion du marché des corps. Ainsi, la Belgique ou l’Espagne, ont inclus la prostitution dans le calcul de leur produit intérieur brut (PIB).
Le Strass (Syndicat du travail sexuel) est, en France l’une des principales voix qui s’élèvent pour la légalisation et la réglementation de la prostitution. Malgré sa dénomination – qui en fait un syndicat – l’activité du Strass ressemble davantage à celle d’une corporation, militant pour la reconnaissance du sexe tarifé comme business légal. Le Strass est affilié au Global Network of Sex Work Project (NSWP), lobby du système prostitutionnel. Sa charte prévoit d’inclure les prostituées mais aussi les « intermédiaires » et « managers » (autrement dit des proxénètes) sous le vocable de « travailleurs du sexe ». Drôle de syndicat en effet que celui où les exploiteurs et les exploités sont organisés ensemble. Par ailleurs, l’ancêtre du Strass, le collectif Les Putes, avait inspiré à l’économiste libéral Pierre-Yves Geoffard une tribune dans laquelle il défendait « le droit de propriété sur les fruits de l’usage de son propre corps », afin d’organiser un véritable marché de la prostitution et que les prostituées aient, par exemple, la possibilité de négocier une « prime de risque » pour les rapports sans préservatif !
On comprend bien que chanter les bienfaits de la prostitution revient à encourager la logique du capital qui transforme tout, jusqu’aux êtres humains en marchandises. À rebours de cette logique, les communistes révolutionnaires luttent contre la société qui encourage le commerce des corps. Non, combattre la prostitution ne revient pas à se positionner du côté de la prohibition hypocrite de l’Église catholique. Et nous ne sommes pas non plus du côté des États qui interdisent formellement la prostitution tout en renforçant les causes de celle-ci, précarisant les femmes et fermant les frontières – comme c’est le cas en France.
Notre abolitionnisme est révolutionnaire, il suppose de mettre à bas cette société d’exploitation et d’oppression pour que, tous et toutes, nous puissions reprendre le contrôle de nos corps et de nos vies.
Mona Netcha
1 L’expression est utilisée par Kant au XVIIIe siècle, à l’époque où la prostitution n’était pas encore un business capitaliste, semble pourtant assez adéquate pour décrire ce que deviennent les individus dès lors qu’ils sont vendus comme des marchandises.
2 Dans son texte « En défense de l’abolitionnisme. Débat sur la traite et l’exploitation sexuelle », Marina Hidalgo Roble (Socialisme ou barbarie) reprend quelques témoignages de clients de la prostitution qui vont dans ce sens.
3 Pour une illustration de ce phénomène, voir la série The Wire (saison 2).
4 Richard Poulin, « La mondialisation du marché du sexe », Actuel Marx, n° 31, 2002.