Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté, de Fabien Lebrun
Éditions L’échappée, 2024, 427 p., 22 €
Sociologue et membre de l’association Survie (association qui lutte contre le néocolonialisme en Afrique), Fabien Lebrun veut montrer toute la matérialité présente dans ce qu’il est convenu d’appeler l’économie immatérielle. Pour assurer le fonctionnement d’Internet, des réseaux sociaux et de tous les objets connectés qui se sont développés depuis la « révolution numérique », les matériaux consommés par le numérique représentent plus de la moitié du tableau de Mendeleïev, classifiant tous les corps chimiques simples.
Cela nous conduit au Congo, à propos duquel on parle fréquemment de « scandale géologique » ou de « malédiction des ressources » : l’auteur met en relation le développement de l’économie numérique et les guerres qui ne cessent de ravager ce territoire depuis près de trente ans. Ces guerres sont la conséquence du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, mené avec la complicité de la France, puisque les milices génocidaires se sont réfugiées à l’est de la république démocratique du Congo (RDC), ex-Zaïre, y important les métastases de leur violence criminelle : massacres, tortures, viols comme arme de guerre, et mutilations sexuelles. Ces crimes, décrits par l’auteur, sont aujourd’hui le fait de tous les groupes armés présents au Congo, y compris les Forces armées de l’État congolais, les FARDC. Denis Mukwege, « l’homme qui répare les femmes », a d’ailleurs préfacé ce livre.
Mais il ne s’agit pas uniquement de folie criminelle : l’auteur montre comment tous ces groupes armés et les États qui les soutiennent (principalement le Rwanda, l’Ouganda et le gouvernement congolais) s’emparent des ressources minières pour mettre en place tout un trafic bénéficiant aux plus grandes multinationales, occidentales ou chinoises. La France est elle aussi impliquée, puisque des multinationales comme Total, Perenco et le groupe Bolloré exploitent le sous-sol congolais à travers l’extraction d’hydrocarbures et le transport de produits miniers.
Fabien Lebrun revient sur la manière dont le Congo a été, depuis la colonisation, victime de l’accumulation primitive nécessaire au capitalisme : traite de millions d’esclaves dépeuplant le pays, exploitation du caoutchouc pour l’industrie naissante du pneumatique, cuivre puis uranium pour l’armement lors des deux guerres mondiales… L’extractivisme actuel, où des millions de creuseurs, bien souvent des enfants, sous la surveillance des différents groupes armés, exploitent à main nue les mines de RDC, est dans la continuité de cette exploitation coloniale. Sans parler de la destruction de la nature et de la pollution générée par ces mines, dont la population congolaise est elle aussi victime. L’auteur souligne que ces guerres incessantes au Congo ont fait entre 5 et 10 millions de morts, sans qu’il soit possible de les comptabiliser avec plus de précision. Ce qui en fait le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces guerres sont à l’image de la barbarie du monde capitaliste dans lequel nous vivons : les hautes technologies sont basées sur cette exploitation criminelle et néocoloniale des ressources à travers la planète, et plus précisément au Congo.
Lydie Grimal