
« Demandez à un Occidental où se situe le Kivu, il hochera la tête avec un sourire d’ignorance. Demandez à un Africain, il vous répondra : “au paradis”.1 » Début janvier, le Kivu est réapparu sur la carte du monde, mais il n’a plus rien d’un paradis. Dans cette région de collines et de lacs à la végétation luxuriante et au sous-sol riche en minerais, les combats, jamais interrompus depuis trente ans, ont repris avec force début janvier 2025, faisant déjà un millier de morts, des milliers de blessés et des centaines de milliers de déplacés, qui s’ajoutent aux six millions de morts et sept millions de déplacés recensés depuis le début du conflit au milieu des années 1990. La prolifération des groupes armés depuis le début des années 2000, où ils sont passés d’une trentaine à près de 200 aujourd’hui, et la catastrophe humaine et écologique qui touche la région révèlent le visage mortifère de ce capitalisme de prédation.
Un empilement d’acteurs, tous intéressés à la mainmise sur des territoires riches en ressources naturelles
Un groupe armé, le Mouvement du 23 mars (M23), soutenu par le Rwanda, qui lui fournit équipements militaires sophistiqués et renforts humains (4 000 soldats de la Rwanda Defence Force et des forces spéciales rwandaises), a lancé début janvier un assaut militaire sur le Kivu, territoire situé à l’extrême est de la république démocratique du Congo (RDC), aux frontières avec l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi.
D’abord contre la ville de Masisi, centre de la lucrative industrie minière productrice d’or et de coltan2 du Nord-Kivu, puis contre la ville de Minova, cité portuaire sur le lac Kivu, avant de prendre la localité de Sake, dernier avant-poste de l’armée congolaise avant la ville de Goma, capitale du Nord-Kivu tombée à son tour sans difficulté aux mains des miliciens. Leur avancée se poursuit désormais vers la province voisine du Sud-Kivu et son chef-lieu, Bukavu, laissant un répit précaire aux habitants du Nord-Kivu pour nettoyer les traces des affrontements, enterrer les morts et découvrir le visage de leurs nouveaux oppresseurs.
Ils ne regretteront pas les précédents. Les Forces armées de la RDC (FARDC) administraient militairement la province, en s’appuyant sur des milices d’auto-défense communautaire, que l’armée congolaise recycle dans ses rangs au fur et à mesure qu’elle défait ces oppositions locales au pouvoir central de Kinshasa, ou que des accords politiques sont conclus. La raison de ces oppositions locales est l’accès aux ressources naturelles (cacao, bois, or, cobalt, coltan) par des seigneurs de guerre qui prétendent assurer la survie économique des populations qu’ils dominent et exploitent, contre la mauvaise gouvernance, la corruption et l’accaparement des richesses par les élites au pouvoir à Kinshasa et leurs relais dans ces territoires éloignés de la capitale que sont les provinces de l’est (Ituri, Nord-Kivu et Sud-Kivu), au premier rang desquels les généraux des FARDC dont le train de vie est une insulte quotidienne aux populations locales qui vivent dans le plus grand dénuement. L’ONU indique à cet égard, dans un rapport sur la situation des droits de l’homme dans l’est de la RDC entre janvier et juin 2023, que les principaux responsables des exactions (mauvais traitements, exécutions, violences sexuelles, travaux forcés, etc.) commises sur les populations civiles, sont ces milices communautaires (Maï-Maï et Codeco), les FARDC (35 % des violations des droits humains) et la police congolaise, devant les miliciens du M23, qui ne sont néanmoins pas en reste.
L’armée congolaise s’appuie également sur les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), dernière résurgence politico-militaire des génocidaires hutus rwandais qui ont fui le Rwanda après la prise du pouvoir en 1994 par le Front patriotique rwandais (FPR) du président Paul Kagame. Si ces derniers ne représentent aujourd’hui que quelques centaines à un millier de combattants, loin des 80 000 dont pouvaient se prévaloir au moment de leur établissement en RDC les Forces armées rwandaises (FAR) et les milices Interahamwe, principales responsables du massacre de Tutsis entre 1992 et 1994, ils visent toujours à reprendre le pouvoir à Kigali, adossé à la même idéologie racialiste3 que celle qui a conduit au génocide de 1994.
Enfin, les FARDC s’appuient également sur des sociétés militaires privées, depuis que le Nord-Kivu a été placé en mai 2021 en état de siège par le pouvoir de Kinshasa, qui a confié l’administration du territoire aux militaires et policiers congolais. Les sociétés privées Agemira, dirigée par un ancien gendarme français, et Congo Protection ont pourvu l’armée congolaise de plusieurs centaines de mercenaires, dont beaucoup issus de la Légion étrangère française. Grassement payés pour suppléer l’armée congolaise, ces mercenaires n’en ont pas moins pris la poudre d’escampette devant l’avancée des miliciens du M23, pour trouver refuge auprès de la mission de l’ONU dans la région (la Monusco) – ironie pour ceux dont la présence constitue une violation pure et simple des conventions de Genève, qui interdisent le recours aux mercenaires dans les conflits – et finir par traverser la frontière vers le Rwanda voisin. Les FARDC, armée de soldats indigents, vivant de soldes aléatoirement payés par l’État congolais, dans des quartiers qui n’ont rien à envier aux camps de déplacés à la périphérie de Goma, ont, elles, rapidement déposé les armes et rejoint des camps de prisonniers où elles seront brassées avec l’armée rebelle du M23.
Les forces d’interposition internationales4 sont restées impuissantes devant une situation qui ne peut se résoudre que par l’arrêt de l’exploitation capitaliste anarchique de cette région, sur laquelle repose le modèle de développement capitaliste promu par les grandes puissances occidentales depuis la colonisation et repris à leur compte par les puissances régionales issues des indépendances.
Du génocide rwandais à la guerre des minerais
Ces affrontements sont les derniers développements de la guerre qui dure depuis 1994 entre la RDC et le Rwanda, soutenus chacun par des puissances impérialistes et régionales, dans le cadre des rivalités pour l’accès aux abondantes ressources naturelles de l’est de la RDC.
Cette année-là, les génocidaires rwandais du régime extrémiste hutu de Kigali, chassés du Rwanda par le FPR de Paul Kagame, s’établirent, en même temps que plusieurs millions de civils rwandais qui traversèrent aussi la frontière, dans des camps de l’est du Congo (alors Zaïre). Créé quatre ans plus tôt en Ouganda, le FPR s’est constitué en exil parmi les réfugiés majoritairement tutsis établis dans les pays voisins du Rwanda, pour fuir les persécutions systémiques du régime rwandais contre la minorité tutsie.
Ces persécutions trouvent leurs racines dans la colonisation belge, les rivalités franco-britanniques sur l’ancien empire colonial belge (Rwanda, Burundi, RDC) qui ont abouti en 1994 au génocide de près d’un million de Tutsis, et de Hutus opposés à cette marche mortifère du régime rwandais d’alors, qui continua pourtant de recevoir l’appui de la France. Entre octobre 1990 et août 1994, la France a monté ainsi pas moins de trois opérations militaires (Noroît, Amaryllis et Turquoise) pour soutenir le régime rwandais et assurer les conditions du maintien de sa présence dans la région des Grands Lacs, disputée avec les Britanniques.
Depuis 1994, le FPR, qui a pris le pouvoir au Rwanda, réclame le démantèlement des camps de l’est du Congo dans lesquels sont retranchés les anciens génocidaires des FAR et des milices Interahamwe. Face à la recomposition politico-militaire des anciens génocidaires, et à la perpétuation du combat qu’ils mènent contre le pouvoir de Kigali, Paul Kagame, d’abord comme vice-président puis comme président du Rwanda, soutint la création de groupes armés pour les combattre sur le territoire congolais. Accusant le pouvoir central de Kinshasa, par-delà les changements de régime5, de soutenir ces anciens génocidaires et de participer à la persécution des Banyamulenge – une communauté de Tutsis, installée de longue date au Sud-Kivu – devenus la cible des génocidaires hutus, le Rwanda est à l’origine depuis 1996 de la création de groupes rebelles armés combattant tout à la fois les génocidaires hutus et le pouvoir central de Kinshasa. Cela commença avec l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL), qui rassemblait des troupes rwandaises et ougandaises et des opposants au régime de Mobutu et a renversé le dictateur zaïrois en 1997, puis se poursuivit avec le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), auquel ont succédé le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) et enfin le M23, actif depuis 2012.
Le double standard des puissances impérialistes
Le risque couru par les Banyamulenge est bien réel, compte tenu de l’idéologie racialiste que continuent de répandre les anciens génocidaires hutus en RDC, qui se traduit par des lynchages visant des populations congolaises réputées tutsies, et qui rencontre un large écho dans la classe politique congolaise. Mais Paul Kagame, le dictateur du Rwanda, instrumentalise cette menace et bénéficie du soutien complice des puissances occidentales. Ainsi, aux dernières élections générales congolaises de décembre 2023, plusieurs candidats ravivaient le concept de « congolité » et appelaient à expulser de RDC les « envahisseurs étrangers ». Le candidat à la présidentielle congolaise et ancien Premier ministre Adolphe Muzito, du Parti lumumbiste unifié (Palu) réputé de gauche, avait même fait campagne sur l’édification d’un mur de séparation entre la RDC, l’Ouganda et le Rwanda.
Le régime dictatorial du Rwanda, dopé aux investissements occidentaux, devenu le gendarme des grandes puissances dans la région
Pour autant, Kagame justifie par l’existence de cette menace la consolidation d’un pouvoir répressif, policier et prétorien, à la tête duquel il se maintient depuis 25 ans et possiblement jusqu’en 2034 suite à une réforme constitutionnelle ayant fait sauter le verrou de la limitation des mandats. Ce régime, qui fait pourtant taire toute dissidence et critique à son égard, est bien souvent vanté dans les instances internationales pour la stabilité qu’il représente, et le climat favorable aux affaires dont il est le garant. Les exemples de cette coopération avec le régime de Kagame sont nombreux.
En 2024, un accord a été signé par l’Union européenne avec le Rwanda pour la « stabilité des chaînes de valeur pour les matières premières ». Sans tenir compte de ce que 80 % des minerais exportés par le Rwanda proviennent de la RDC et du travail forcé, y compris d’enfants : l’exportation d’or en provenance du Rwanda a, par exemple, été multipliée par quatre sur les quatre dernières années, alors que les mines d’or du Rwanda ont des capacités limitées.
C’est par le système financier rwandais que transitent les retombées de l’exploitation minière de la RDC par des compagnies internationales chinoises, sud-africaines, australiennes, canadiennes, américaines ou européennes. Il faut aussi citer les accords que la Grande-Bretagne et le Danemark avaient commencé à négocier avec Paul Kagame pour permettre l’expulsion vers le Rwanda des migrants arrivés illégalement dans ces pays et la contribution du Rwanda aux effectifs des Casques bleus, dont il est le deuxième pourvoyeur mondial – ironie, c’est contre ces Casques bleus que le M23 combat actuellement en RDC ! Relevons enfin la proximité affichée par Macron avec l’autocrate rwandais, la protection par des soldats rwandais du gisement de gaz exploité par TotalEnergies au Mozambique, ou le sponsoring du PSG par le Rwanda, dont les maillots des joueurs affichent « Visit Rwanda ». Ce tout petit pays, cible d’énormes investissements désormais, joue aussi un rôle de gendarme dans cette région d’Afrique si riche en terres rares.
La RDC, pays grand comme quatre fois la France, regorge de matières premières, utilisées depuis la colonisation : du caoutchouc des plantations en passant par le cuivre des munitions de la Première Guerre mondiale jusqu’à l’uranium du Katanga pour la première bombe atomique. Aujourd’hui, c’est le coltan, utilisé dans de nombreux équipements électroniques et qu’on exploite à ciel ouvert au Kivu, ou le cobalt, utilisé dans les batteries électriques. Mais aussi les diamants, disputés par le Rwanda, l’Ouganda ou le Zimbabwe, qui serviront d’intermédiaires vers les pays occidentaux où ils seront écoulés. Le pétrole, découvert sous le lac Albert, à la frontière de la RDC et de l’Ouganda, n’est pas en reste, la société franco-britannique Perenco étant le seul producteur de pétrole de RDC.
Qu’il s’agisse de mines dites « artisanales », comme les mines de coltan, d’étain ou de tungstène, où des creuseurs sont exploités comme des forçats, ou de mines plus industrielles comme les mines de cuivre et de cobalt du Katanga, leur production alimente les chaînes d’approvisionnement des plus grands groupes capitalistes mondiaux. La paix n’est pas toujours nécessaire aux affaires et la guerre est intrinsèque au monde capitaliste. Elle alimente en RDC la prédation de richesses, dans ce pays que la journaliste Colette Braeckman surnomme tristement « le dernier Far West de la planète »…
Charlie Oviedo

1 John Le Carré, Le Chant de la mission, Points, 2008.
2 Le coltan, pour colombite-tantalite, est un minerai d’où l’on tire deux métaux considérés comme stratégiques, le niobium et le tantale. Le Kivu possède dans son sous-sol entre 60 et 80 % des réserves mondiales de coltan.
3 Le racialisme est la « théorie » prétendument scientifique qui soutient qu’il existe des races humaines distinctes.
4 Il s’agit de la Monusco – fortement critiquée et dont le départ avait été demandé par les autorités congolaises – ainsi que de soldats sud-africains, malawiens et tanzaniens de la force armée de la Communauté de développement d’Afrique australe (SAMIDRC), qui a succédé fin 2023 à l’opération menée par la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) portée par le Kenya, le Burundi, l’Ouganda et le Soudan du Sud.
5 Entre 1997 et aujourd’hui, le Congo est passé de la houlette de Mobutu à celle de Kabila père, puis de Kabila fils, pour arriver à l’actuel président congolais Félix Tshisekedi.