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Le Pérou à la croisée des chemins

Au Pérou, après plusieurs semaines d’agitation sociale, l’éviction de l’ex-présidente Dina Boluarte par le congrès n’a pas réussi à calmer le mécontentement populaire.

Mercredi 15 octobre, des dizaines de milliers de manifestants ont déferlé dans les rue de la capitale Lima, mais aussi de Cuzco, Arequipa et Puno au sud, et Trujillo et Piura sur la côte nord, marquant une nouvelle étape dans l’agitation sociale qui règne au Pérou depuis début septembre. Dans le sillage des explosions sociales du Népal ou de Madagascar, la « Generación Zeta » péruvienne, qui ne voit guère d’avenir dans cette société où règne la faim et la misère parmi les classes populaires et où la coalition mafieuse au pouvoir organise l’achat des prochaines élections, a elle aussi brandi le drapeau de One Piece.

Les premières manifestations avaient réuni mi-septembre quelques milliers de jeunes et de travailleurs informels de Lima contre un projet de réforme des retraites très impopulaire qui introduisait un nouveau système de fonds de pension (AFP). Cette mobilisation, et l’ombre du Parlement népalais incendié quelques jours auparavant, avaient suffi à faire trembler et reculer le gouvernement de Dina Boluarte1.

Mais la bourgeoisie péruvienne a dû faire face à une seconde menace, dont elle a redouté la convergence : la colère des conducteurs de bus et collecteurs de paiement, exaspérés par une crise de l’insécurité qui les frappe particulièrement. Le phénomène des extorsions prend, en effet, des proportions de plus en plus importantes, avec des bandes criminelles qui rackettent quotidiennement les conducteurs de bus ou de moto-taxis, et n’hésitent pas à assassiner ceux qui se montrent récalcitrants : pour la seule année 2025 ce sont 55 conducteurs de bus qui ont ainsi perdu la vie. Les transporteurs se mobilisent depuis septembre 2024 dans des grèves ponctuelles mais régulières. Ils ont passé la vitesse supérieure le lundi 6 octobre dernier. Lima, la capitale, métropole de 13 millions d’habitants et dont le fonctionnement routier normal est déjà un chaos invraisemblable, a alors été assiégée par les transporteurs des « conos », ces quartiers pauvres qui bordent le centre-ville (comme les « villas » argentines ou les « favelas » brésiliennes). Suite à un énième assassinat, les transporteurs ont bloqué les artères principales. La police a bien tenté de défaire les barrages, mais elle a échoué face à la détermination des transporteurs. « Je préfère mourir sur les barricades que mourir comme un chien », assurait un gréviste. Certains ont reconduit au lendemain, avant que les syndicats n’appellent à la levée définitive des barrages. La police a, l’espace d’un jour, perdu le contrôle de la capitale. Elle a été mise en « échec », reconnaissaient les journaux.

Il fallait quelque chose pour tenter de calmer la colère populaire, la bourgeoisie n’a pas hésité longtemps avant de lâcher la présidente. Et bien que la fusillade ayant eu lieu lors d’un concert du groupe de musique Agua marina le 8 octobre ait servi de prétexte à la destitution de Dina Boluarte, il est indéniable que l’ampleur de la mobilisation des transporteurs, et le malaise social qu’elle traduit, n’y sont pas étrangers.

Dina Boluarte était protégée jusque là des nombreuses motions de censure de l’opposition par le soutien du parti « fujimoriste » Forza Popular, coalition mafieuse d’extrême droite dirigée par Keiko Fujimori, héritière d’Alberto Fujimori, son père, qui a installé une dictature militaire dans les années 1990. Contrôlant les médias et des pans entiers de l’économie, le clan contrôle aussi l’essentiel des partis, dont les dénominations diverses ne sont que les différentes étiquettes d’une même politique. Mais la présidente ne jouissait plus que de 2,5 % d’opinions favorables dans la population.

Elle était haïe pour avoir poignardé dans le dos Pedro Castillo dont elle était la vice-présidente, accusé de tentative de coup d’État et de corruption fin 2022, destitué puis arrêté et incarcéré. Haïe pour avoir fait tuer plus d’une cinquantaine de manifestants qui protestaient contre l’éviction de l’unique président d’origine andine qui a jamais gouverné le pays. Haïe pour ses bijoux, symboles d’une corruption connue, mais qu’elle affichait de manière décomplexée. Haïe pour avoir passé des dizaines de lois (82 au total) qui réduisaient toujours plus l’indépendance du pouvoir judiciaire et le pouvoir de la justice sur le crime organisé. Alors que les bandes mafieuses prospèrent, bien souvent de mèche avec un appareil d’État où règne la corruption, Dina Boluarte ne manquait pas d’attribuer l’origine de l’insécurité à l’immigration clandestine, selon une recette bien connue sous toutes les latitudes… Elle était haïe, enfin, pour avoir amnistié les chiens de guerre qui s’en donnèrent à cœur joie lors des massacres du conflit armé qui opposa dans les années 1990 l’État à l’organisation maoïste Sentier lumineux.

Le mouvement persiste et signe

En jouant la carte de la destitution, le Congrès comptait calmer le mécontentement social. Force est de constater que cela n’a pas fonctionné. Il faut dire que le nouveau président par intérim, José Jerí, jusque-là président du Parlement, traîne lui aussi un certain nombre de casseroles. Lui qui s’est anormalement enrichi en à peine quelques années au pouvoir est aussi accusé de viol (une plainte classée sans suite récemment), et s’est illustré par de nombreux tweets sexistes et orduriers. Parmi ceux que la GenZ n’a pas manqué de retrouver, relevons celui-ci qui signale toute la classe du personnage : «Les femmes bien sont séduites par de l’amour, de la tendresse et du respect. Pour toutes les autres il y a Mastercard. »

Les organisateurs de la GenZ avaient établi, avant même le changement de figure au pouvoir une date de manifestation mercredi 15 octobre en lien avec des dirigeants des transports. La première où les deux mouvements devaient se rencontrer.

Mais les organisations syndicales des transports, qui s’étaient engagées à participer, ont cédé aux pressions du nouveau gouvernement et retiré leurs appels à la grève et à manifester, y compris les plus combatives.

Simultanément, les assassinats de transporteurs ont cessé : pas un mort depuis que Jerí est au pouvoir. Hasard, preuve de l’autorité du nouveau président, ou preuve au contraire que les bandits au pouvoir sont liés à ceux qui extorquent au quotidien des femmes et des hommes qui travaillent 10, 12 ou 14 heures par jour ?

Quoi qu’il en soit, et si les transporteurs n’ont pas participé dans leur ensemble à la journée du 15 octobre, la consigne continue de tourner que le prochain mort sera le signal de la grève illimitée.

Et malgré l’absence des transporteurs, des dizaines de milliers de personnes ont déjoué la manœuvre politique du Parlement : jeunes, travailleurs informels, ambulants, vendeurs de rue, populations autochtones méprisées étaient au rendez-vous. Ils étaient entre 20 et 30 000 à Lima, quand les manifestations n’avaient pas dépassé le cap des 10 000 jusque-là. Les affrontements ont été durs, la police affrontant les manifestants à coup de gaz lacrymogènes, tirs de chevrotine, et tirs à balles réelles, faisant plusieurs blessés et un mort, un rappeur de 32 ans, militant dans un collectif culturel.

Prochaines étapes

Après l’échec du coup politique, le gouvernement prend le virage de l’autoritarisme en annonçant l’état d’urgence de Lima (ce qui retire les droits constitutionnels à la population et restreint notamment les droits de circulation et de réunion) et en laissant planer la possibilité d’instaurer un couvre-feu.

Il stigmatise les protestataires en les assimilant au « terrorisme » du Sentier lumineux, dont les agissements comme ceux de l’État avaient traumatisé le pays. Certaines voix évoquent une possible reprise en main par l’armée, une option choisie récemment au Népal ou à Madagascar, et qui ne disconviendrait pas aux États-Unis, attachés à mettre de l’ordre en Amérique latine, en commençant par finir d’étouffer le voisin vénézuélien.

Mais la colère n’est pas retombée, bien au contraire. Le problème politique reste entier et le mécontentement est très grand à Lima et dans le pays. Il devient de plus en plus visible que l’État défend la clique au pouvoir contre les classes populaires et laborieuses.

Une nouvelle journée de grève nationale et de mobilisation a été appelée pour le lundi 20 octobre.

Louis Dracon et Sabine Beltrand

Pour aller plus loin : voir cet article publié en janvier 2023 dans Convergences révolutionnaires à propos de la destitution de Pedro Castillo et l’embrasement populaire qui s’en est suivi : https://www.convergencesrevolutionnaires.org/Perou-une-colere-qui-couve-depuis-longtemps-au-sein-des-masses-populaires

1  Élue en 2021 vice-présidente du gouvernement de Pedro Castillo, étiqueté à gauche, elle accède à la présidence du Pérou fin 2022 après la destitution de Castillo, et s’illustre immédiatement par une répression féroce contre la vague de mobilisations qui avait suivi, faisant une cinquantaine de morts. Elle a gouverné depuis avec le soutien des coalitions les plus conservatrices.