Nos vies valent plus que leurs profits

Vis ma vie d’éducatrice spécialisée

(ça se passe de commentaires…)

Maire-Claire est éducatrice spécialisée en Institut médico-éducatif (IME). Elle et ses collègues s’occupent d’enfants et d’adolescents lourdement handicapés, dans une structure qui emploie une cinquantaine de salariés en comptant le staff administratif et le service d’entretien. Elle a bien voulu répondre à nos questions.

Patrons à but non lucratif ?

Contrairement à ce qu’on s’imagine parfois, toi et tes collègues travaillant en IME, vous êtes des salariés du privé. Peux-tu nous expliquer qui sont tes patrons et ce que ça change par rapport aux autres salariés du privé ?

Je travaille pour une association de parents. On accueille à l’IME les enfants de nos employeurs en quelque sorte. Au début, les associations comme la nôtre étaient des vraies associations militantes. Elles se sont battues pour faire ouvrir des structures. Certes, pas mal d’entre elles ont eu davantage recours au lobbying qu’aux manifestations de rue. Mais elles faisaient aussi des manifs pour interpeller les pouvoirs publics. Ces débuts, ça remonte aux années 1950, voire avant. Cette génération des pionniers est morte et enterrée depuis longtemps. Et les associations, y compris les historiques, sont devenues peu à peu des associations gestionnaires. L’État s’est défaussé. Il a confié aux associations des délégations de service public.

À quelle période ?
Je crois que ça remonte aux années 1980. Les besoins augmentaient. De moins en moins de familles avaient la possibilité ou l’envie de garder des adolescents ou des adultes handicapés à domicile. Il y avait tout simplement moins de femmes pour se dévouer à ça. Dans d’autres pays d’Europe, ça marche encore à l’ancienne. En Italie, le taux d’emploi des femmes est nettement plus bas qu’en France1. Ça s’explique parce que les femmes sont davantage maintenues dans les tâches domestiques.

À partir des années 2000, on a connu un premier tournant managérial. Une première vague de chefs a été recrutée à la sortie des écoles de management. Ça ne s’est plus arrêté depuis. Avant, les chefs étaient d’anciens éducateurs qui avaient gravi les échelons de la hiérarchie en interne. Mais aujourd’hui, nous sommes face à une majorité de jeunes diplômés qui prennent en mains des structures sans avoir vécu de l’intérieur l’accompagnement des personnes handicapées. Voire sans avoir le moindre intérêt pour ce métier, d’autant qu’ils ne le feront pas toute leur vie…

Vous êtes donc confrontés à une myriade de petits employeurs associatifs ?

Pas si petits ! Certaines associations gèrent des dizaines de structures qui interviennent dans plein de domaines différents du travail social : protection de l’enfance, handicap, insertion, etc. À Caen, l’Association calvadosienne pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ACSEA) est un des plus gros employeurs du département avec plus de 1 300 salariés. Dans ces associations, les membres des conseils d’administration (CA) ont souvent dépassé l’âge de la retraite. Certains de ces CA ont une moyenne d’âge de 80 ans. Ils se fient aux chefs salariés, les directeurs. Ce sont eux qui ont le pouvoir.

Découper les gens en rondelles

Et l’État dans tout ça ?
Les Agences régionales de la Santé (ARS) pilotent de loin. Un jour, elles disent : « Votre objectif de scolarisation est porté à 80 %. » Elles ne nous disent pas comment faire ; elles ne le savent d’ailleurs probablement pas. Elles ne nous donnent pas d’argent pour ça. C’est à l’association de se débrouiller. Mais notre public, il ne peut pas aller à l’école ! En tout cas pas l’école qui existe actuellement. Il faudrait quelque chose de très adapté, avec des agents pour faire la liaison avec l’IME. Mais le seul pilotage que connaît l’ARS, c’est celui par les financements.

C’est une évolution récente ?
Un peu avant le Covid, on a vu se profiler le virage vers l’utilisation d’outils du secteur marchand, un peu comme l’hôpital avant nous est passé à la T2A [tarification à l’acte]. Ça consiste à fixer un prix à chaque acte. Dans mon IME, on y échappe encore pour le moment. Mais dans certains départements pilotes, c’est en place dans toutes les structures du médico-social. Ça s’appelle Serafin-PH pour : Services et établissements, réforme pour une adéquation des financements aux parcours des personnes handicapées. C’est une nomenclature de 150 pages qui découpe la vie des gens en rondelles. Ils ont essayé de ne pas oublier de morceaux. Mais quand on les recolle, ça ne fait pas une vie.

Le but, c’est de raboter les enveloppes de subventions avec lesquelles nos employeurs fonctionnent. Comme à l’hosto ou dans les Ehpad, on va minuter le temps que prend un changement de couche. À l’IME, pour les jeunes polyhandicapés, on utilise un lève-personne qui permet de les porter sur un lit médicalisé et d’effectuer l’opération sans que les salariées ne se bousillent le dos. Il faut parfois enlever un corset, et toujours être très précautionneux. Serafin-PH va nous dire : ça, c’est dix minutes. Et puis évaluer à deux le nombre de changes par jour. Mais si ça doit prendre plus de temps ? Et s’il faut faire un troisième change ? C’est la dignité des personnes qui est atteinte si on n’assure pas correctement les soins.

Chaque métier est évalué selon sa spécialité. Mais une psychomotricienne qui recourt à l’équi-thérapie avec des chevaux, c’est pas le même prix qu’un parcours de motricité… Et puis, il y a nous, les éducs. Notre boulot est fait de milliers de petits détails. Par exemple, notre présence doit être assez étayante pour que la personne fasse des choix. Je vais passer cinq minutes avec I. juste pour qu’elle choisisse entre deux goûters. Elle n’a pas tellement d’occasion de faire des choix dans sa vie. Donc quand c’est le cas, elle doit pouvoir le faire sans stresser, sans qu’on lui dise au bout de 30 secondes : « Bon, ben c’est la compote et maintenant tu manges. » Mais l’ARS, ils sont à des années-lumières de ça. On n’aime pas trop les voir débouler pour une visite, car ça perturbe notre public. Mais la dernière fois, ils sont tombés au beau milieu d’une crise, on a vu leurs visages se décomposer quand on leur a expliqué ce qui se passait, on n’était pas mécontents…

Parent d’enfant handicapé, un travail à temps complet

On en est où au niveau de la couverture des besoins ? Il me semble avoir entendu que les IME ont tendance à fermer alors qu’il en manque…
Trouver une place en IME, c’est un parcours du combattant ! De source syndicale, on estime que « 45 000 adultes et enfants handicapés sont sans solution adaptée à leurs besoins ». Ça ne veut pas dire qu’ils sont livrés à eux-mêmes, mais, par exemple, notre IME est censé accueillir des enfants, mais comme il n’y a pas de place pour eux ailleurs une fois qu’ils sont devenus adultes, on les garde parfois jusqu’à 25, 27 ans. Certaines associations mettent les jeunes dehors à 20 ans sans se préoccuper de ce qu’ils deviennent. Ce n’est pas la politique de celle qui gère notre IME, et nous les éducs, on est tout à fait d’accord pour ça ! Mais c’est autant de places qui ne peuvent être libérées pour d’autres enfants.

Les enfants qui n’ont pas de place, ils vont où ?

Ils restent avec leurs parents. Les familles d’enfants handicapés sont à 30 % monoparentales. Et dans l’immense majorité des cas, c’est la mère qui est restée avec l’enfant. Le père n’a pas tenu, il est parti. Leur quotidien est fait de rendez-vous partout : orthophoniste, kiné, MDPH, etc., ça prend un temps fou – nous, on a l’avantage d’avoir tous ces professionnels à l’IME. Bien qu’elles touchent une allocation au titre du handicap de leur enfant, ce sont des familles plus pauvres : les revenus sont en moyenne inférieurs de 272 euros par mois par rapport aux autres familles.

C’est le handicap de leur enfant qui les appauvrit, en les obligeant à quitter leur boulot par exemple, ou bien les familles pauvres sont-elles plus touchées par le handicap ?
C’est difficile à dire. C’est clair que plein de mères finissent par lâcher leur boulot pour se consacrer à leur enfant. Mais en sens inverse, on sait que dans un milieu social défavorisé, l’enfant handicapé ne va pas toujours bénéficier de l’accompagnement nécessaire. Bien sûr, délaisser son enfant, ça arrive aussi dans des familles aisées. Dans tous les cas la prise en charge précoce (avant 3 ans) est cruciale.

Et ceux qui ont une place en IME pour leur enfant, ça se passe comment ?
Il faut attendre parfois sept ans. Les parents sont en général épuisés quand ils arrivent chez nous pour la première fois. L’autre jour, une mère dont le gosse vient d’avoir une place a dit devant les autres « je revis ». Ces parents ont souvent dû batailler pour en arriver là. Clairement, ceux qui savent faire du bruit, qui en ont les moyens, que ça n’effraie pas de parler à la presse, arrivent plus rapidement à leurs fins. C’est injuste…

Mais à leur place, j’en ferais autant.

Clairement !

Parlons salaire

Je sais pour avoir participé à certains de vos rassemblements que votre secteur s’est pas mal battu ces dernières années pour les salaires, notamment après le Covid…
Ça avait démarré avant ! Nos salaires sont restés bloqués pendant près de 20 ans. Les syndicats du secteur mettent souvent en avant la hausse du point d’indice. L’inconvénient de cette revendication, c’est qu’elle renforce les inégalités salariales puisque lorsque le point d’indice augmente, ceux qui ont un plus fort coefficient touchent une augmentation proportionnellement plus importante que les autres. Or, notre vrai problème, c’est qu’on est en permanence talonnés par le Smic. C’est l’histoire de notre vie. Les agents d’entretien, les ASI, ont même touché à certains moments des salaires inférieurs au Smic : il fallait qu’une prime apporte un complément pour que nos patrons restent dans les clous de la loi.

Alors on regardait de près ce qui se passait dans les hôpitaux, les luttes qu’ils ont menées avant le Covid pour leurs salaires, la répression qu’ils ont encaissée de la part des flics, de l’État, en retour aussi… Les confinements ont mis tout ça en pause. Mais ça a redémarré après. Quand la prime dite « Ségur » a été accordée aux agents hospitaliers, les collègues, surtout les plus mal payés, ont tous dit : « Et nous ? » La revendication initiale sur l’augmentation des salaires a été déviée vers la prime Ségur. Ça a donné la prime Laforcade, d’abord pour le seul personnel médical et paramédical. On s’est battus et les éducs l’ont eue aussi. On s’est encore battu et tous les autres salariés du secteur : les administratifs, les agents d’entretien, l’ont eue à leur tour. Il s’en est fallu de peu parce que la dissolution est intervenue à peu près à ce moment-là. On touche donc 238 euros brut, 183 euros net, tous les mois en plus. Enfin presque. Là où l’État exerce une tutelle, il est tenu de verser l’argent à nos employeurs. Mais il a pris son temps. Et il y a pire que l’État : les conseils départementaux sont très mauvais payeurs.

Les patrons n’ont pas tenté de garder les sous pour eux ?

Non, certains ont même avancé la prime alors que l’État avait promis mais pas encore versé l’argent. Mais ce qui est valable pour la prime Laforcade ne l’est pas pour nos salaires. Quand on explique qu’on est trop mal payés, que ça explique les difficultés de recrutement – je ne remets pas la main sur l’article dans lequel j’ai lu ça, mais en région parisienne, un foyer pour adultes handicapés flambant neuf n’arrivait pas à ouvrir l’an dernier : faute de personnel ! Va vivre là-bas avec 1 500 euros mensuels… Bref, quand on explique tout ça, les patrons nous rétorquent que le problème vient de notre convention collective, la CC 66 [une des conventions du secteur]. Elle est intéressante sur certains plans. Par exemple, on a droit à la moitié des congés scolaires quand on travaille en IME. Les patrons veulent la dégommer et essaient de nous appâter en prétendant qu’ils nous paieront plus en échange. Mais, comme pour la prime Laforcade, on peut se demander combien de temps il faudra au Smic pour rattraper ces hausses de salaire qui n’en sont pas.

Oui, autant garder ses congés !

Sincèrement, on en a vraiment besoin ! On ne tiendrait pas sans ça. Qui se fait mordre à son boulot ? Qui accepte de bosser dans un environnement à la dégradation duquel le public prend une part, on va dire… « active » ? La semaine dernière, on a eu la visite annuelle de la Commission santé, sécurité et conditions de travail, l’ancien CHSCT. La camarade m’a dit après coup : « Quand j’ai vu vos locaux, j’ai eu envie de pleurer. » Mais nous, on est habitués. Aux courants d’air, aux infiltrations… Et puis les trous dans les murs, ce qui peut arriver lors des crises.

La lutte continue

Mais pour en revenir aux salaires…
C’est difficile de ne parler que salaires dans notre métier. On a du mal à dissocier ça des conditions de travail. On a toujours un petit sentiment de culpabilité parce qu’on travaille avec des publics cabossés par la vie, qui en bavent bien plus que nous. Et les patrons le savent. Ils savent détourner les revendications salariales vers d’autres centrées sur le public et les conditions d’accueil. Le chef du syndicat patronal du secteur, Nexem, a même balancé que c’était indécent de revendiquer sur les salaires alors qu’on est des métiers de vocation. Comme si la vocation remplissait ton frigo et payait les études de tes gosses ! Le mantra de ces gens, c’est « il faut s’habituer à travailler en mode dégradé ». Ça dit bien la considération qu’ils ont en réalité pour le public qu’on accompagne !

Les salariés du secteur social se rendent visibles lors d’une manifestation au château de Caen, janvier 2022.

J’en déduis que vous n’êtes pas près de raccrocher les gants !
Concrètement, les dernières Rencontres du travail social ont décidé d’organiser notre prochaine mobilisation le 1er avril – et c’est pas un poisson (rires) ! On ne va pas gober le projet patronal de troquer notre convention collective pour une revalorisation des débuts de carrière – c’est les seuls salaires que les patrons veulent bien augmenter, car ils ont un gros problème de recrutement. En 2022, on disait qu’il manquait 50 000 salariés. Et les prévisions portaient sur un triplement de ce chiffre, soit 150 000 postes à pourvoir sur les 600 000 du secteur, dans les trois ans. C’est-à-dire en 2025. On y est.

De quoi vous donner un certain rapport de force ?
On verra ! Rendez-vous le 1er avril !

 

 


 

 

Prise de parole de Marie-Claire, éducatrice spécialisée en IME, lors d’un rassemblement de travailleurs sociaux en grève pour leurs salaires.

Le sale boulot

L’amie à l’apéro : « Je pourrais pas faire ce que tu fais. »

La mamie au supermarché : « Vous avez bien du courage. »

Le copain attentionné : « T’en as pas marre de te faire mordre ? »

Et à travers eux c’est la société toute entière qui vient nous dire son soulagement.

Soulagement que d’autres le fassent, ce boulot, pour le confort de tous.

Alors ? Ça vaut combien de faire un boulot que personne ne veut faire ? Ça vaut combien d’avoir du courage ? Ou de se faire mordre ?

Il paraît que la question ne se pose pas, que c’est indécent, quand on est travailleurs sociaux, qu’on a comme on dit « la vocation », de demander à être payés décemment.

Sauf que.

Derrière la question des salaires, c’est la question de notre valeur qui doit être posée.

Valeureux nous le sommes, à n’en pas douter, tant il faut en avoir des valeurs pour accompagner les fous, les malades, les handicapés, les enfants cabossés, les migrants, les drogués, les parents en difficulté, les mecs en prison, les mal peignés, les pas productifs, les éjectés du système.

Alors ?

Ça vaut combien tout ça ?

On vaut combien nous ?

Nous sommes des « travailleurs essentiels », enfin il paraît. Ils l’ont dit mais n’ont rien fait.

Et on est là, avec nos salaires gelés depuis 20 ans, le pouvoir d’achat en berne et plus beaucoup d’illusions.

Parce que, en plus de tout le reste, l’austérité, la rationalisation et la voracité des possédants accomplissent leurs basses œuvres, comme elles l’ont fait en détruisant l’hôpital.

Sous des prétextes pleins de cynisme, on nous colle des « managers » qui viennent de chez Carrefour, de la brutalité plein leurs logiciels.

On nous inflige une litanie de dispositifs – usines à gaz pour ne surtout jamais ouvrir de places dans nos structures alors que les besoins sont criants.

On définit notre travail en calibrant dans des tableaux des solutions toutes faites, alors que l’essentiel de ce que nous faisons n’est pas quantifiable, constitué d’une multitude de détails, et s’ajuste tout le temps, et s’invente souvent.

Nous faisons de la dentelle.

Nos tutelles ont des bazookas.

Alors ?

Ça vaut combien de continuer à chercher du sens, vaille que vaille, quand toutes les politiques publiques visent à vider nos missions de toute substance ?

Cette obstination à écouter, à observer, à prendre du temps pour faire des gestes qui ne rentrent même pas dans les grilles.

Ça vaut combien ce souci de la moindre des choses dans un monde où seule compte la performance ?

À force de s’entendre dire qu’on ne choisit pas ces métiers-là pour le salaire, c’est la valeur et le sens de ce que nous faisons qui s’en trouvent abîmés.

Alors oui, tout ça vaut bien quelque chose :

  • une augmentation pérenne des salaires dans nos secteurs,
  • la protection de nos conquis conventionnels,
  • et un arrêt des politiques délétères dans la protection de l’enfance, le champ du handicap ou de l’insertion.

Manifestation du secteur social à Paris, février 2023.

 

 


 

 
1  Selon Eurostat, le taux d’emploi des femmes est de 66 % en France et 52 % en Italie, et l’écart avec les hommes est 2,5 fois plus important, en particulier dans la tranche d’âge 30-39 ans. Source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2412084