Le 1er septembre, le parti d’extrême droite AfD (« Alternative pour l’Allemagne ») a fait une percée historique à deux élections régionales – arrivant en tête avec 33 % des voix en Thuringe, et talonnant les chrétiens-démocrates de la CDU en Saxe, avec plus de 30 %. Ces résultats ne sont pas une surprise, et pourtant, c’est un séisme politique. Les partis de la coalition dite « feux de circulation » – entre sociaux-démocrates, écolos et libéraux – n’ont obtenu au total que 12 % des voix en Saxe, et 10,4 % en Thuringe. Ce qui montre à quel point le gouvernement est haï par les électeurs – de l’est de l’Allemagne, mais pas seulement. C’est l’AfD qui est la gagnante de ces élections, et de loin. Et on ne peut pas chercher l’excuse d’une faible participation, qui a frôlé des taux records pour des élections. D’une certaine manière, on pouvait voter pour la politique de l’AfD sous toutes ses nuances, puisque la CDU a forcé sur un discours de plus en plus droitier avant les élections, et que les partis gouvernementaux se sont « illustrés » quelques jours avant l’élection par la première expulsion de demandeurs d’asile vers l’Afghanistan des talibans, devenu « pays d’accueil sûr » selon leurs dires.
La politique raciste de l’AfD peut donc triompher. Cela a surtout deux causes principales. Tout d’abord, l’incertitude croissante et le mécontentement de larges pans de la population, bousculés par la gestion de crise du gouvernement sur leur dos. Que ce soit la crise économique et l’inflation, ou la crise climatique, contre laquelle il n’y a pas de solution au sein du capitalisme mais qui sert encore et encore de justification pour des politiques d’austérité qui pèsent sur l’énorme majorité, pendant que les plus riches polluent allègrement, dans leurs SUV et leurs jets privés… C’est ainsi que les écolos sont devenus l’objet de haine de beaucoup de travailleurs – un parti qui parle du climat et mène une politique déconnectée pour une petite élite. Les libéraux du FDP n’atteignent plus que 1 % en Saxe et en Thuringe : le parti libéral est devenu ouvertement le parti des ultra-riches… que l’on peut chercher longtemps dans les contrées est-allemandes, où c’est plutôt la peur du déclassement et la pauvreté qui dominent.
La deuxième cause du triomphe de l’AfD… est le racisme de (presque) tous les autres ! Les discours haineux de l’AfD ne sont pas combattus par les gouvernements, ils sont confirmés. La CDU/CSU, le SPD, les Verts ou le FDP ne font que parler depuis des mois d’immigration et des déportations-expulsions qui seraient nécessaires. L’attaque au couteau à Solingen, revendiquée par Daech, a ajouté de l’eau au moulin de l’AfD. Tous les autres partis ont réagi immédiatement en proclamant qu’on devrait maintenant déporter encore plus, et plus rapidement, vers la Syrie, vers l’Afghanistan, peu importe les régimes inhumains qui y règnent. L’AfD peut tranquillement rappeler avoir porté ce discours en premier, avoir promu en tête et de manière la plus conséquente cette politique cynique… alors pourtant que la politique raciste contre les réfugiés est déjà bien appliquée par la coalition au pouvoir. La mise en place des « cartes de paiement »1, l’extension de « l’Europe forteresse » qui coûte la vie à des dizaines de milliers de personnes, noyées dans la Méditerranée, jusqu’à la dernière « loi sécurité »2 – les gouvernants essaient tous de canaliser la colère et le sentiment d’insécurité contre les migrants.
L’échec de Die Linke
Les élections régionales ont aussi consacré l’échec cuisant du parti de « gauche radicale » Die Linke. En Thuringe, le parti avait encore obtenu 31 % en 2019 et participait au gouvernement de la région avec même le poste de Premier ministre occupé par Bodo Ramelow. Il s’est effondré à 13,1% ! En Saxe, Die Linke a échoué à passer la barre des 5 %. Sa crise dure depuis des années et le départ de la fraction autour de Sahra Wagenknecht a fait office de coup de grâce3. En effet, quelle utilité pour un parti qui peut critiquer régulièrement le capitalisme en parole – bien timidement en général – mais le gère sans broncher quand on lui en laisse la possibilité, comme lors des dernières années en Thuringe. Die Linke n’a pas hurlé avec les loups racistes, mais sans pour autant parler d’ouverture des frontières ni proposer une perspective plus globale pour en finir avec le capitalisme et les ravages impérialistes.
Car oui, il manque de tout, d’allocations sociales, d’infrastructures publiques, et l’éducation publique est à terre. Mais ce n’est pas la faute des migrants, tout aussi dépendants de ces services, mais bien des politiques d’économies des dernières décennies ! Dans les vingt-cinq dernières années la population allemande n’a cru que de 3 %, en comptant l’immigration. Rien qui devrait poser un défi particulier à un pays aussi riche que l’Allemagne. On ne manque pas d’argent et de richesses : le patrimoine des plus riches ne cesse d’augmenter – l’Allemagne a atteint la troisième place du podium des pays comptant le plus de personnes détenant une fortune de 100 millions d’euros. Ils sont 3300, et concentrent près d’un quart des richesses du pays. Ces richesses, il s’agit de les arracher par nos luttes, auxquelles nos collègues immigrés et réfugiés participent et dans lesquelles ils sont des alliés ! Mais inutile de chercher une telle perspective chez Die Linke.
Le BSW – ou « Alliance Sahra Wagenknecht », nouveau parti de « gauche souverainiste » de la dissidente de Die Linke, Wagenknecht – est le deuxième gagnant de ces élections aux côtés de l’AfD. Pour ses premières élections, le parti obtient 15,8 % en Thuringe et 11,8 % en Saxe, troisième force derrière l’AfD et la CDU. Wagenknecht a ainsi « pompé » une majorité des voix de Die Linke (bien plus d’après les sondages que de l’AfD, ce qui était pourtant le soi-disant but du BSW). Si le BSW prend la suite de Die Linke, ce n’est certainement pas une bonne nouvelle, car même si ses dirigeants ont décidé de ne pas faire de la migration le thème de leur campagne, ils argumentent de manière tout aussi raciste que l’AfD. Ancienne figure de la gauche du parti, Wagenknecht est très loin de la lutte de classe : depuis sa fondation, le BSW souligne à quel point il est pour l’économie de marché et les « classes moyennes ». Il tente un mélange populiste de positions vaguement « de gauche » et de discours proche de l’AfD, sans offrir aucune perspective aux classes populaires. Il profite du discrédit des « vieux » partis, mais se trouve maintenant devant la question de la participation gouvernementale dans les deux régions, qui peut rapidement faire déchanter… Wagenknecht le sait, et les négociations avec la CDU s’annoncent « compliquées », d’après elle. Et qui sait, la CDU pourrait bien préférer finalement gouverner avec l’AfD – les points d’accords politiques étant bien présents, malgré la rhétorique creuse du « barrage » contre l’extrême droite.
Que faire ?
Effrayante est l’importance du vote de jeunes pour l’extrême droite, ainsi que du vote ouvrier (d’après des sondages de sortie des urnes, parmi les travailleurs qui sont allés voter, 45 % en Saxe et 49 % en Thuringe ont voté pour l’AfD). Dans les deux régions, des personnes estimant leur propre situation économique comme mauvaise ont voté à environ 50 % pour l’extrême droite. Ce sont les Allemands sans histoire migratoire, au bas de l’échelle sociale, qui votent le plus massivement pour l’AfD. L’AfD leur paraît le parti le plus crédible pour « vraiment changer quelque chose ». C’est aussi le résultat des déceptions qu’a engendrées Die Linke, en accompagnant toutes les dégradations quand elle a pu gouverner.
On ne peut qu’espérer un sursaut de la partie de la population qui ne reste pas indifférente à la montée de l’AfD raciste, comme les millions qui ont manifesté au printemps. Mais de telles manifestations ne pourront pas suffire. Surtout si elles se cantonnent à un front républicain derrière les partis gouvernementaux, qui sont responsables par leur politique de la montée de l’extrême droite. Nous avons enfin besoin d’une force, qui transforme nos espoirs en changement, qui va chercher les richesses là où elles sont, qui mène des luttes par et pour celles et ceux que la société pousse de plus en plus dans la misère. Dans la rue et sur le plan électoral, mais surtout dans nos luttes quotidiennes sur nos lieux de travail, à nous de construire cette force collective, capable d’opposer au discours haineux de l’extrême droite une véritable perspective de changement radical et d’émancipation !
Correspondants, 7 septembre 2024
1 Les demandeurs d’asile reçoivent maintenant une « carte de paiement », qui – parmi d’autres mesures de contrôle – n’est utilisable qu’en Allemagne et ne permet pas de faire de virement, avec l’objectif explicite de rendre plus difficile les transferts d’argent dans les pays d’origine.
2 Pensée en réaction à l’attentat de Solingen, cette loi prévoit notamment le retrait du statut de réfugié en cas d’un voyage dans le pays d’origine et la facilitation de l’expulsion.
3 Ancienne dirigeante du parti, Sahra Wagenknecht a quitté Die Linke pour fonder un nouveau parti, de « gauche souverainiste », flirtant ouvertement avec les thèmes d’extrême droite.