Dans pratiquement tous les pays d’Europe, la politique des gouvernements vis-à-vis des travailleurs immigrés se durcit considérablement, s’inspirant largement des rengaines de l’extrême droite. Que cela se fasse sous l’égide de gouvernements très réactionnaires, comme en Hongrie, ou de gauche, comme en Grande-Bretagne, en passant par la France de Macron-Darmanin-Barnier-Le Pen et ses lois sur les migrants.
La richissime Europe serait menacée par l’arrivée de migrants, chassés de leur pays par la misère ou les guerres qu’elle a largement contribué à créer, fugitifs exténués, rançonnés, humiliés durant tout le long périple qui les a conduits vers ce qu’ils espéraient être un Eldorado et qui n’est pour eux que camps de fortune, voire prison.
Une attitude à comparer à celle de la toute jeune Russie révolutionnaire en 1918. À peine sortie de la guerre, le pays était exsangue avec de nombreuses industries à l’arrêt. Il fallait tout relancer dans un pays dévasté, alors que la menace de la guerre civile était prégnante – les Blancs, soutenus par les puissances impérialistes, la lanceront en avril 1918. Mais, en mars 1918, le commissaire du peuple au Travail, Chliapnikov, signait un décret sur les travailleurs étrangers dont l’unique raison d’être était leur protection et la qualité de l’accueil à leur faire… Un texte qu’il faudrait obliger les Darmanin et autres Retailleau à apprendre par cœur et réciter tous les matins !
J.-J. F
Décret du commissaire du peuple au Travail sur les ouvriers étrangers
I.
Pour résoudre la question de la situation des ouvriers étrangers, introduits en Russie par groupes, en vertu de contrats, il est créé par le commissariat du Travail une commission de la main-d’œuvre étrangère. Cette commission est constituée par les représentants des organisations suivantes :
1. Le comité central exécutif du Conseil des députés ouvriers et soldats.
2. Le commissariat du peuple au Travail.
3. Le commissariat du peuple aux Affaires étrangères.
4. Le Conseil des syndicats de toute la Russie.
5. Les ambassades ou missions intéressées.
6. Les organisations ouvrières des nations intéressées.
II.
La commission de la main-d’œuvre étrangère possède les attributions suivantes :
1. Statistique des ouvriers étrangers se trouvant sur le territoire russe.
2. Étude de la situation des ouvriers étrangers dans les localités. Cette étude a pour but :
a. de recueillir les données sur les rapports entre les ouvriers et les employeurs ;
b. de recueillir les données sur les conditions d’existence et de travail des ouvriers étrangers sur leurs demandes, leurs désirs et leurs besoins ;
c. d’examiner, parmi les différents groupes d’ouvriers, quels sont ceux qui parmi eux expriment le désir d’être rapatriés ou de rester en Russie ; d’étudier la possibilité de conserver ces derniers, étant donné les conditions locales ;
d. de recueillir les demandes d’indemnité présentées par les ouvriers victimes d’accidents par faute de l’entrepreneur ;
e. de recueillir les éléments permettant de juger toute personne ayant commis des actes criminels ou indélicats à l’égard des ouvriers étrangers.
3. Solution de toutes questions concernant les rapports entre les ouvriers étrangers, d’une part, et les employeurs et les ouvriers, de l’autre, d’après les principes suivants :
a. Tous les contrats, conditions et ententes intervenus entre les employeurs et les ouvriers, aussi bien qu’entre les entrepreneurs et les ouvriers, ne correspondant pas aux tarifs des syndicats ou aux décrets et règlements des soviets, sont annulés ;
b. Lors de la liquidation des contrats entre les ouvriers et les employeurs, ceux-ci remplissent leur engagement de payer le rapatriement des ouvriers, y compris l’alimentation en route, indépendamment de la durée du travail au service de l’employeur ; celui-ci doit payer comptant une somme représentant la valeur des frais de voyage et d’alimentation en route (dans ce cas, le montant de la somme à payer aux ouvriers est fixée par le commissariat local du travail) ;
c. Lors du licenciement des ouvriers étrangers par l’employeur, celui-ci leur donne une indemnité de licenciement conformément aux règles générales ;
d. Toutes les indemnités revenant aux familles des ouvriers morts ou aux ouvriers frappés d’invalidité partielle ou totale doivent être payées par l’employeur, conformément aux règles générales.
4. Répartition des ouvriers étrangers restant en Russie entre les entreprises, conformément aux conditions générales du marché national du travail, par l’intermédiaire des institutions gouvernementales ou publiques, s’occupant de la répartition et de la statistique des ouvriers.
5. Surveillance de la situation des ouvriers étrangers restant en Russie, d’après les principes suivants :
a. Les ouvriers étrangers sont placés dans les mêmes conditions que les ouvriers locaux en ce qui concerne les salaires, les heures de travail, les secours médicaux, les fêtes, le logement, l’assurance, les indemnités en cas d’accident, etc. Sont également appliquées aux ouvriers étrangers toutes les modifications apportées par la loi aux salaires et autres conditions du travail ;
b. Les employeurs sont directement en rapport avec les organisations ouvrières, sans participation d’entrepreneurs quelquonques. Les interprètes serviront seulement à traduire les discours lors des rapports avec les ouvriers. Ces interprètes sont au compte des employeurs : les ouvriers étrangers ne leur doivent aucune rémunération.
c. Les ouvriers étrangers élisent parmi eux des starostes [représentants], dont le nombre dépend des conditions générales de l’entreprise ou de la région envisagée ; ces starostes entrent dans la composition des comités d’usines et fabriques et des comités ouvriers locaux ;
d. En cas d’entente volontaire entre les ouvriers et l’entrepreneur concernant la fourniture par celui-ci de vivres, vêtements et autres objets, l’entrepreneur est tenu de s’acquitter de cette fourniture consciencieusement et à des prix fixés ; le comité des starostes est chargé de contrôler l’exécution régulière des engagements par l’entrepreneur.
e. Tous les comptes doivent être réglés avec les ouvriers personnellement et inscrits dans leurs livres, conformément aux règles générales en usage.
III.
Au fur et à mesure des besoins, les différentes régions nomment des commissaires de la main-d’œuvre étrangère, qui entrent dans les commissariats locaux du travail. Les limites des régions soumises à la compétence de chaque commissariat ainsi que ses droits et obligations sont fixés par la commission de la main-d’œuvre étrangère.
Le commissaire du peuple au Travail : Chliapnikov
Le secrétaire de la section : Schmidt
8 mars 1918