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Violences faites aux femmes : révolutionnaires, tant qu’il le faudra

« Le sexisme ne recule pas en France. Au contraire, certaines de ses manifestations les plus violentes s’aggravent, et les jeunes générations sont les plus touchées. » C’est par cette phrase que le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes1 introduit son rapport annuel 2023 sur l’état des lieux du sexisme en France. De fait, presque six ans après #Metoo, les plaintes pour violences sexistes et sexuelles ont quasiment doublé. Le ministère de l’Intérieur recense une augmentation de 21 % du nombre de victimes de violences conjugales entre 2020 et 2021 ; 15 % des femmes déclarent avoir déjà subi les coups de leur partenaire ou ex-partenaire, 14 % des femmes déclarent avoir déjà subi un acte sexuel imposé, chiffre qui monte à 22 % pour les 18-24 ans.

Les préjugés sexistes restent largement dominants, et la montée de l’extrême droite nourrit un contrecoup réactionnaire dans les discours sur les rapports de genre. Cependant, ces dernières années, par leurs mobilisations partout dans le monde, les femmes ont mis sur le devant de la scène les violences qui leur sont faites et obtenu que celles-ci soient discutées comme telles. Davantage de femmes victimes des formes les plus extrêmes de violences ont porté plainte. Un courage en pratique peu récompensé.

Chemins de traverse

Depuis quelques années, les circulaires de politique pénale générale recommandent d’accorder une certaine priorité aux dossiers liés aux violences intrafamiliales et plus récemment à ceux de viols ou d’agressions sexuelles. Mais, vu les moyens insuffisants de la justice et les préjugés qui courent parmi les juges et les politiciens, cela peut changer à tout moment.

En 2021 par exemple, plusieurs associations féministes dénonçaient le classement sans suite de milliers de dossiers pour infractions pénales variées dont certaines liées à des violences sexistes ou sexuelles, suite à une dépêche interministérielle invoquant l’absence de moyens suffisants pour les traiter.

Pourtant, depuis 2017, les textes de lois s’empilent : délais de prescription étendus, création d’une infraction pour « outrage sexiste », multiplication des admissions jurisprudentielles en faveur de la recevabilité des requêtes des victimes, « dispositifs anti-rapprochement » pour les maris ou ex violents. Mais si l’adoption de tels textes permet aux gouvernements successifs de prétendre lutter contre les violences, ils ne peuvent masquer la pénurie budgétaire savamment organisée et qui ne permet pas, dans les faits, de protéger les femmes. La capacité (faible) de la justice à réprimer les auteurs ou compenser les victimes de violences sexistes après coup, ne doit pas faire oublier que le fait même que ces violences aient lieu constitue déjà un échec pour la société. Ne pourrait-on pas envisager un monde où le destin des femmes ne soit pas d’être potentiellement exposées aux vexations, aux viols et aux féminicides ?

L’exemple du viol est significatif de l’indigence des politiques menées pour endiguer les violences faites aux femmes. En ne prenant que les cas qui rentrent dans la définition juridique du viol, en France, seulement 10 % des victimes portent plainte. La grande majorité des affaires qui ne font pas l’objet d’un classement, ou pour lesquelles la plainte n’est pas retirée, sont requalifiées comme des délits. Au bout de la chaîne, 1 % des viols déclarés sont sanctionnés par un procès pénal aux Assises. Ce sont ceux dont les circonstances sont aggravantes dans la plupart des cas tandis que les viols les plus souvent classés sans suite sont les viols dits « fréquents ». En clair, le viol est impuni. Face à une oppression endémique et malgré les effets d’annonce, le droit bourgeois révèle par là son caractère archaïque et patriarcal, incapable de traiter la violence qui fait la norme des rapports sociaux, car il est l’outil né pour les servir et les justifier. Structurée en conséquence, la politique des gouvernements est d’arrondir les angles plutôt que de prendre le problème à la racine : le fait de réserver les condamnations aux violences les plus sordides semble valider socialement de fait les violences les plus courantes. C’est sans compter sur les réactions collectives, amplifiées notamment depuis la vague MeToo qui font le lien entre le sort d’une femme et celui réservé à toutes.

Le cas de l’Espagne

Parmi les pays où se sont déroulées des mobilisations importantes des femmes, l’Espagne a la réputation d’avoir engagé très tôt une politique avancée en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Pour des raisons historiques, d’abord. Après quarante ans de dictature franquiste, les courants dits démocrates bourgeois espagnols ont surfé sur les aspirations de liberté et d’égalité de l’époque, à l’opposé d’un national-catholicisme qui entendait maintenir les femmes entièrement soumises à l’autorité masculine. La continuité d’un appareil d’État appuyé sur l’Église et sur l’armée, malgré la chute de Franco, se doublait d’une « démocratisation » en paroles qui a tout de même accéléré le traitement de certaines revendications féministes. Plus récemment, l’affaire des violeurs de « la meute » (2016-2019), puis d’autres, ont suscité des mobilisations massives, contraignant le pouvoir à s’engager sur le sujet.

Ainsi l’Espagne est le pays qui est allé plus loin dans la reconnaissance de nouveaux droits en développant des tribunaux spécialisés, et en formant les magistrats et les policiers à ne pas éconduire les plaintes des victimes par préjugés. Résultat, quatre fois plus de plaintes qu’en France pour un nombre de victimes estimé équivalent. Toutefois, les limites restent celles inhérentes à l’arène de la justice où se reproduisent les rapports de pouvoir. Les taux de classement sans suite sont extrêmement élevés. Et les condamnations de femmes pour des représailles contre leurs agresseurs sont très nombreuses2.

En 2017 le « Pacte d’État » allouait un budget de 1,5 milliards d’euros sur cinq ans à la lutte contre les violences faites aux femmes, ce que les associations féministes réclament en France, en vain. Les victimes bénéficient en théorie d’une assistance juridique gratuite, d’un accompagnement psychologique, d’aides économiques, d’un accès aux logements sociaux. Toutefois, l’accès réel à ces aides semble poser de grandes difficultés. Seulement 10 % des femmes en Catalogne ont réellement eu accès à l’aide juridique. Dans la communauté autonome de Castille-La Manche, qui prévoit une aide de solidarité pour les femmes victimes de violence domestique, les victimes doivent justifier d’une situation extrême ayant donné lieu à une incapacité temporaire d’au moins quatre mois, permanente, ou à une invalidité importante. De manière générale, ce budget semble principalement alloué à des programmes de sensibilisation et prévention ou d’amélioration de la réponse institutionnelle.

L’exemple de l’Espagne est frappant : même dans ce pays qui est allé le plus loin dans l’égalité en droit, on reste très loin de l’égalité réelle. Les impératifs du capitalisme s’imposent toujours, et l’égalité en droit, chèrement acquise et précieuse pour faire progresser les consciences, peut se résumer à des vœux pieux. Coupes budgétaires, précarisation des travailleurs et réduction des minimas sociaux obligent, l’OIT estime qu’au moins 2,5 millions de femmes espagnoles ne peuvent accéder au marché du travail parce qu’elles doivent assumer les tâches du foyer. Plus de 75 % des temps partiels sont occupés par des femmes, et elles sont toujours près de 20 % moins payées que les hommes. Une dépendance économique qui les rive aux foyers violents et les vulnérabilise, alors même que toute la politique de lutte contre les violences fait reposer sur les victimes l’ensemble des démarches, individuelles, pour faire valoir leurs droits.

Les femmes espagnoles font face à une autre réelle menace : la montée de l’extrême droite. Le parti Vox, qui a obtenu en avril 2019 10 % des votes aux élections du Congrès des députés, fait de l’abrogation de la loi-cadre contre les violences de genre de 2004 son fer de lance. Au programme, une loi sur les violences intra-familiales, arguant que « la violence n’a pas de genre », et luttant contre la « criminalisation institutionnelle des hommes ». Une politique loin d’être marginale, car le Parti populaire (droite conservatrice) voudrait aussi supprimer les aides aux femmes victimes de violences conjugales.
Tout reste à faire. Les manifestations féministes en Espagne sont devenues un outil pour se défendre comme pour dénoncer l’oppression sexiste. En 2012, les femmes ont fait reculer une réforme réactionnaire sur l’avortement, en 2016 elles ont changé le cours de la justice face à l’affaire de « La meute ». Elles ont été des millions à se mobiliser le 8 mars 2018, montrant que sans elles rien ne fonctionne. Plus que des promesses institutionnelles, c’est en suivant cette voie, pour elles et pour nous toutes, qu’un monde reste à gagner.

Val Romero


 

1 Institution consultative indépendante composée d’élus et de chercheurs, une sorte d’observatoire. Rapport annuel du Haut Conseil à l’égalité 2023 : « état des lieux du sexisme en France » (Rapport no 2023-01-23-STER-55, publié le 23 janvier 2023).

2 2010 : parmi les femmes espagnoles victimes, qui ont été accusées de violence en retour par leurs agresseurs, 62 % ont été condamnées. Parmi les femmes migrantes dans la même situation, 93 % ont été condamnées (Naredo, 2012)


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