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Tunisie-Libye : le trafic d’État des migrants, une machine à broyer les vies financée par l’Europe

Un document de 150 pages, fruit d’une enquête minutieuse menée par un collectif de chercheurs, vient de dévoiler une réalité qui fait froid dans le dos : la Tunisie, avec la complicité de l’Union européenne, organise et supervise un trafic de migrants vers la Libye.

Le rapport, intitulé Trafic d’État : expulsion et vente des migrants de la Tunisie vers la Libye, s’appuie sur 30 témoignages de survivants, recueillis entre juin 2023 et novembre 2024. Ces récits décrivent une chaîne logistique de l’horreur, en cinq étapes bien huilées, où chaque maillon participe à la déshumanisation d’hommes, de femmes et d’enfants, vendus comme du bétail à des milices libyennes, torturés, exploités, réduits à l’état de marchandise.

Une chaîne logistique de l’horreur

Les 30 témoignages recueillis par les chercheurs, vérifiés par géolocalisation et croisés avec des images satellites, sont accablants.

Les migrants et les migrantes, principalement originaires d’Afrique subsaharienne, sont traqués dans les rues de Tunisie. Profilage racial, rafles nocturnes, arrestations arbitraires : les forces de l’ordre tunisiennes opèrent sans discernement. C’est une vraie chasse aux Noirs. Des jeunes, étudiants, travailleurs et travailleuses avec ou sans papiers, demandeurs et demandeuses d’asile, femmes enceintes, enfants – tous et toutes sont jetés dans des fourgons, des bus, dépouillés de leurs biens, privés de leurs documents quand ils en ont.

Entassés dans des bus, les mains liées par des menottes en plastique, ils et elles sont acheminés vers la frontière libyenne dans des conditions inhumaines : pas de nourriture, pas d’eau, pas de toilettes. Les coups pleuvent, les insultes racistes fusent. Certains ne survivent pas au voyage. Un témoin raconte avoir vu un homme mourir sous les coups, son corps jeté dans le désert.

À la frontière, ils et elles sont parqués dans des camps militaires tunisiens. Des cages en grillage, des hangars insalubres, des fosses communes à proximité. Dans ces camps, les violences sont systématiques : coups de barres de fer, électrocutions, viols. Les femmes sont particulièrement ciblées et seront vendues à des prix plus élevés.

Car vient ensuite l’étape la plus macabre : la vente d’êtres humains aux milices libyennes. Ici, les êtres humains sont traités comme du bétail, triés, évalués, négociés : 12 euros pour un homme, 90 euros pour une femme. Les transactions se font en liquide, parfois en échange de drogue ou de carburant.

Une fois en Libye, ils et elles sont enfermés dans des prisons privées, et subissent tortures, violences sexuelles et extorsions. Pour leur libération, lorsque c’est possible, leurs familles doivent payer une rançon. Ceux et celles dont on ne peut racheter la liberté sont revendus, transférés dans d’autres prisons, ou contraints au travail forcé.

Un rapport qui accuse directement l’Union européenne

Le rapport ne mâche pas ses mots : l’Union européenne est complice. Depuis des années, l’Union européenne finance des projets de gestion des frontières en Tunisie et lui externalise sa politique migratoire. Des millions d’euros ont été injectés pour équiper et former les garde-frontières tunisiens, renforcer les systèmes de surveillance et intercepter les migrants avant qu’ils et elles n’atteignent les côtes européennes. Si l’Union européenne sous-traite sa politique criminelle, elle n’en demeure pas moins responsable. Les camps de détention, les bus d’expulsion, les violences systématiques – tout cela fonctionne grâce à l’argent européen et à son silence complice, préférant faire semblant d’ignorer les conséquences désastreuses de ses politiques.

Kaïs Saïed, funèbre maître d’orchestre

Le président tunisien, Kaïs Saïed, joue dans cette chaîne un rôle clé. Dans un discours incendiaire en février 2023, il a dénoncé un « complot » visant à changer la composition démographique du pays, accusant les migrants subsahariens de menacer l’identité arabo-musulmane de la Tunisie. Ce discours raciste et xénophobe a été le préambule permettant de légitimer ce système par une campagne de violences contre les personnes noires en Tunisie.

Rafles, expulsions, licenciements massifs : les personnes subsahariennes et, de manière générale, les Noirs, sont devenues des boucs émissaires, des cibles faciles pour un régime de plus en plus autoritaire, où les libertés individuelles se font de plus en plus rares et où la répression envers toute opposition se durcit. Pourtant, tous les dirigeants de l’Union européenne continuent, et continueront, de serrer la main de Saïed, signant des accords de coopération et finançant des projets qui renforcent son pouvoir.

La Tunisie et la Libye ne sont pas des cas isolés. Elles sont, d’abord, le miroir d’une Europe des barbelés, qui externalise ses frontières et l’horreur d’un système capitaliste où, derrière les chiffres des rapports sur les « migrations », derrière les quotas et les accords techniques, il y a des vies brisées, des corps torturés, des rêves réduits en cendres.

Nora Debs