Nos vies valent plus que leurs profits

Autriche : massacre social à la tronçonneuse ?

(Le point de vue des camarades du RSO-Vienne sur le retour d’une coalition FPÖ-ÖVP)

Aux élections nationales du 29 septembre 2024, le parti d’extrême droite FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs ou Parti de la liberté d’Autriche) est arrivé pour la première fois en tête, en nombre de voix, avec 29 % des suffrages. À la suite de quoi, aucun des autres partis n’a voulu former une coalition avec ce FPÖ dirigé par Herbert Kickl. Trois mois plus tard, après l’échec des négociations de coalition entre les conservateurs de l’ÖVP (Österreichische Volkspartei ou Parti populaire d’Autriche) les sociaux-démocrates du SPÖ (Sozialdemokratische Partei Österreichs ou Parti social-démocrate d’Autriche) et les libéraux (NEOS, Das Neue Österreich und Liberales Forum ou la Nouvelle Autriche et le Forum libéral), l’ÖVP est désormais prêt à mettre le pied à l’étrier au FPÖ avec Kickl pour chancelier. Que risque-t-on sous un gouvernement d’ultradroite ?

Le résultat des élections nationales du 29 septembre 2024, s’est avéré assez proche des sondages : le FPÖ est le seul parti à avoir progressé de manière significative (+ 12,7 %) et a obtenu près de 29 % des voix. Lors des élections précédentes de 2019, il avait perdu environ 10 % après le scandale de corruption d’Ibiza1. La crise du Covid, le scandale de corruption impliquant l’ex-chancelier ÖVP Sebastian Kurz, l’inflation galopante, une rhétorique « anti-système » et la persistance de la démagogie raciste lui ont toutefois donné un nouveau souffle. Les anciens partis de gouvernement, l’ÖVP et les Verts, ont perdu à eux deux près de 16 % des voix, le SPÖ n’a pas décollé (malgré son nouveau chef marqué à gauche, Andreas Babler, et son programme d’imposition de la fortune).

L’échec du « centre »

Lors de la campagne électorale, l’ÖVP s’était positionné en tant que « parti démocratique du centre » contre le « pyromane » Herbert Kickl et le « risque sécuritaire » qu’il ferait courir – mais ces conservateurs alimentaient néanmoins eux-mêmes la démagogie droitière et raciste. Après les élections, l’ÖVP (tout comme le SPÖ) a continué à camper sur son opposition à Kickl. L’essentiel des négociations pour une coalition entre l’ÖVP, le SPÖ et les libéraux a porté sur le « trou budgétaire » : avant les élections, le ministre des Finances de l’ÖVP avait minimisé le nouvel endettement de l’Autriche, puis la mèche a été vendue et toutes sortes d’ « experts » se sont alors exprimés dans les médias pour expliquer où il allait désormais falloir faire de sévères économies. S’est ajouté le fait que l’économie autrichienne est en récession pour la deuxième année consécutive et qu’une énorme vague de fermeture d’entreprises traverse le pays, avec des milliers de licenciements.

Pendant des mois, les négociations pour une coalition tripartite ÖPV, SPÖ et Libéraux ont semblé sur la bonne voie, malgré les obstacles. Le 3 janvier cependant, les libéraux ont annoncé à la surprise générale qu’ils se retiraient des discussions. L’ÖVP et le SPÖ ont souhaité les poursuivre (disposant à deux d’une très fragile majorité d’une voix au Conseil national – ou chambre basse du Parlement). Mais le lendemain, l’ÖVP déclarait mettre fin aux discussions avec le SPÖ, le chancelier fédéral et chef du parti ÖVP Karl Nehammer annonçant sa démission. L’ÖVP faisait donc volte-face et se proposait comme partenaire le FPÖ de Kickl dans un gouvernement commun. Le nouveau chef de l’ÖVP, Christian Stocker, déclarait pourtant il y a quelques mois encore, à propos du FPÖ : « Celui qui collabore avec l’extrême droite en Europe n’est pas un politicien fréquentable. » Voilà ce qu’il en est des « valeurs » des partis bourgeois… Désormais, l’ÖVP déclare que  « l’État de droit », la liberté des médias et l’appartenance à l’UE seraient des lignes rouges à ne pas franchir. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient…

Cap sur le bleu-noir

Le président fédéral Alexander Van der Bellen, un ex-Verts, a lui aussi affirmé à plusieurs reprises par le passé qu’il ne nommerait pas Kickl au poste de chancelier. Mais le 6 janvier, il a donné au chef du FPÖ le mandat de former un gouvernement. Quelques jours plus tard, les discussions entre le FPÖ et l’ÖVP commençaient déjà. Un accord semble probable – si le FPÖ ne spécule pas sur de nouvelles élections qui lui feraient gagner encore plus de voix. Pour l’ÖVP, une coalition avec le FPÖ ne serait pas une expérience nouvelle. Les deux partis ont déjà gouverné ensemble, au niveau fédéral, en 2000-2006 et 2017-2019. Lors de la première coalition, le FPÖ s’est trouvé démembré par une scission du parti, et lors de la deuxième coalition, le scandale d’Ibiza l’a fait chuter. Le FPÖ a toutefois réussi à chaque fois à remonter la pente et a nettement progressé lors de toutes les élections régionales de ces dernières années. Actuellement, cinq des neuf Länder autrichiens ont un gouvernement noir-bleu.

La perspective d’un Kickl chancelier avec l’ÖVP comme partenaire représente néanmoins une situation nouvelle. L’autoproclamé « chancelier du peuple » Kickl est un idéologue et stratège d’extrême droite. Il y a environ un an, il a déclaré dans un discours qu’il avait « déjà une bien longue liste de personnes contre lesquelles lancer des avis de recherche ». Il est toujours question de « trahison du peuple » et il est question pour lui de « règlement de comptes ». Kickl avance toujours comme allant de soi la « remigration ». Il s’oppose bruyamment à « la censure, aux diktats du woke et du genre ». Ces dernières années, le FPÖ a réussi à donner à ses électeurs l’espoir chauvin de récupérer leur pouvoir national. Enfin, les « étrangers » peuvent à nouveau être harcelés en toute impunité, les femmes agressées, les personnes queer insultées et les cyclistes frôlés de justesse par des automobilistes qui les doublent. Cette propagande populiste de droite en faveur d’une prétendue « liberté » a malheureusement trouvé un terrain fertile chez de nombreuses personnes. Il faut un bouc émissaire aux difficultés et insécurité de la vie.

Le grand capital à l’offensive

Dans ce même sens du vent, le grand capital saisit sa chance de donner à cette promesse de « liberté » son propre contenu : nouvelle baisse des impôts sur les entreprises, dégradation du droit du travail, suppression des obligations environnementales, nouvelles aides aux grandes entreprises… Le programme du FPÖ est plein de telles promesses.

Lors des négociations entre l’ÖVP, le SPÖ et les libéraux, il a été clair d’emblée que le grand point d’achoppement serait les coupes nécessaires pour combler le trou de 18 milliards d’euros dans le budget. Tandis que l’ÖVP et les libéraux voulaient le combler uniquement par des coupes claires, le SPÖ exigeait que tous apportent une « contribution équitable ». Des documents relatifs à ces négociations montrent que le SPÖ était prêt à renoncer à l’impôt sur la fortune et sur les successions, comme à couper dans les mesures sociales, mais qu’il exigeait de taxer quelque peu les banques (banques autrichiennes qui ont engrangé un bénéfice record de 14 milliards d’euros en 2023). Chaque parti a sa propre version de l’échec des négociations. L’aile pro-business de l’ÖVP voulait en tout cas une politique radicale dans l’intérêt immédiat du capital, sans compromis ni tabou !

Le président de la Fédération des industriels2, proche de l’ÖVP, a constaté « une très grande concordance entre le programme économique du FPÖ et celui de l’ÖVP ». D’autres représentants de ce milieu dans l’ÖVP ont véhémentement rejeté l’idée de « nouveaux impôts ». Le think tank néolibéral Agenda Austria a déclaré juste en fin de l’année qu’il était « donc grand temps d’introduire un changement de cap radical et de sortir la tronçonneuse (argentine) ». Il est ainsi fait référence à la politique ultra libertarienne du président argentin Javier Milei. Tandis que le grand capital et ses représentants peuvent impunément exprimer leurs fantasmes violemment antisociaux, la simple évocation du mot « impôts sur la fortune » est dénoncée comme dangereuse, liberticide et hautement idéologique.

La classe dirigeante se radicalise

Cette radicalisation politique de fractions significatives du capital s’observe aussi au niveau international. Aux États-Unis, Elon Musk est chargé aux côtés de Donald Trump de tailler dans le vif. Dans la même sphère d’influence se trouve Peter Thiel, un entrepreneur américain ultra-libertarien pour qui la démocratie et la liberté sont incompatibles et qui prône ouvertement la domination politique d’une classe d’entrepreneurs sur la population. La boucle est également bouclée avec l’Autriche : l’ex-chancelier ÖVP Sebastian Kurz, accusé et condamné pour corruption, a été embauché par Thiel…

Le capital sent l’opportunité de passer à l’offensive avec l’extrême droite (et en Autriche avec le FPÖ). Ils entendent se libérer des oripeaux du libéralisme des dernières décennies. Le grand projet de la dernière coalition ÖVP-FPÖ (2017-2019) d’affaiblir le dialogue social, ses institutions (syndicats, Chambres du travail3…) comme l’État providence, a été contrecarré par l’éclatement du gouvernement après le scandale d’Ibiza. Aujourd’hui, il s’agit de saisir l’opportunité de terminer le travail – en allant plus loin encore.

Pendant des décennies, l’Autriche avait connu de facto un système de coalition gouvernementale dit de « deux partis et demi » (ÖVP, SPÖ et un faible FPÖ). Cette époque est aujourd’hui définitivement révolue. L’ÖVP est traditionnellement le parti du capital, organiquement lié à celui-ci par un large réseau d’intérêts. Après des années de pertes de voix, les succès électoraux de Sebastian Kurz avaient fait renaître l’espoir. Mais avec le crash de Kurz, l’ÖVP a de nouveau chuté. Le grand capital a de moins en moins envie de compter sur des succès électoraux de l’ÖVP et d’attendre quoi que ce soit de « compromis » dans les négociations gouvernementales. Dans le nouveau contexte politique, il aspire à jouer sa carte indépendante. L’ÖVP et le FPÖ disposent ensemble d’une majorité stable de droite conservatrice et favorable au capital – il s’agit manifestement de l’utiliser et de la consolider…

Le programme de cette coalition ne comporte que des mesures de court terme dans l’intérêt de certains capitaux. Rien évidemment pour répondre aux problèmes sociaux de manque de garde d’enfants, manque de programme d’éducation, manque de travailleurs qualifiés. Rien non plus face à la crise climatique… La classe dirigeante parie plutôt sur la crise pour tirer directement profit du chaos croissant. Elle semble également prête à abandonner la perspective d’un renforcement de l’UE en réponse à l’aggravation des tensions inter-impérialistes. Au contraire, elle permet à la Russie de Poutine, qui a des liens avec le FPÖ et les services secrets, d’étendre son influence. Au Kremlin, le champagne coule probablement en ce moment…

Un tournant autoritaire au lieu d’une démocratie libérale

Le massacre social « à la tronçonneuse » sera en tout cas accompagné et garanti par des mesures autoritaires. Les précédents internationaux ne manquent pas : la mise en œuvre par Poutine et Orbán d’une « démocratie illibérale », c’est-à-dire d’une démocratie purement de façade – même selon les critères bourgeois –, fait figure d’exemple pour le FPÖ. Il n’est donc pas étonnant que le nouveau président du conseil national du FPÖ, Rosenkranz, à peine élu, ait invité Viktor Orbán au Parlement pour un tête-à-tête.

L’enthousiasme du FPÖ pour un système autoritaire s’accorde bien avec la politique de l’ÖVP qui déjà, dans le dernier gouvernement avec les Verts, a repoussé des réformes de la justice qui avait pour but d’assurer la séparation des pouvoirs. Les aides aux médias ont continué à se développer au profit des médias de droite et proches des partis au pouvoir, alors que les médias indépendants connaissent toujours davantage de difficultés financières. La répression contre le mouvement de solidarité avec la Palestine constitue un modèle pour la répression future d’autres mouvements de contestation contre le gouvernement. C’est sur cette voie que s’engage cette nouvelle coalition FPÖ-ÖVP.

Les derniers vestiges d’une « bienséance chrétienne-démocrate » (affirmation d’un souci pour les droits humains) ont été jetés par-dessus bord par Kurz et ses diatribes contre les réfugiés et personnes acculées aux marges de la société. Désormais, le « centre républicain » semble également avoir renoncé à son engagement en faveur d’une démocratie libérale. La seule ligne rouge pour l’ÖVP sera de ne pas laisser au FPÖ le contrôle exclusif de l’appareil d’État, et de pouvoir garantir suffisamment ses propres intérêts.

Résistance et perspectives

La coalition bleu-noir va engendrer une résistance et des mouvements. Ces derniers temps, des manifestations plus ou moins importantes ont eu lieu presque quotidiennement. Jeudi 9 janvier, selon les organisateurs, jusqu’à 50 000 personnes se sont rassemblées à Vienne sous le slogan « Alerte à la République » et d’autres milliers ont manifesté dans d’autres villes.

Mais du côté des organisateurs, la protestation a ses limites. Erich Fenninger, directeur de l’ONG caritative Volkshilfe (aide populaire), proche du SPÖ, s’indigne contre celui-ci pour n’avoir pas réussi à former un gouvernement avec l’ÖVP et les libéraux et s’être ainsi encore marginalisé. Le SPÖ était prêt, c’est vrai, à accepter des coupes dans tous les secteurs, à augmenter l’âge de départ à la retraite, à supprimer la possibilité d’un congé de formation pour les jeunes mères et à introduire une interdiction du port du voile pour les filles. Et du côté de la coalition ÖPV-FPÖ, il est probable qu’elle ne se laissera pas détourner si facilement de ses projets.

Il en a été ainsi dans le passé. L’année 2000 marquée par la première coalition ÖVP-FPÖ, a connu l’un des plus grands mouvements politiques de l’histoire autrichienne, avec des manifestations qui ont duré des mois et rassemblé des centaines de milliers de participants. La Confédération des syndicats autrichiens (ÖGB-Österreichische Gewerkschaftsbund) avait également lancé des journées actions de grande envergure contre les attaques massives des gouvernements ÖVP-FPÖ précédents. La réforme des retraites de 2003 a donné lieu à des grèves de plusieurs jours et à une grande manifestation syndicale réunissant 200 000 personnes. De même, en 2018, une grande manifestation de l’ÖGB a réuni jusqu’à 120 000 manifestants contre l’introduction de la journée de 12 heures. Mais la contestation s’est arrêtée là.

L’ÖGB, dominée par la Fraction syndicaliste social-démocrate (FSG-Fraktion Sozialdemokratischer GewerkschafterInnen), reste prisonnière d’une logique réformiste de dialogue social. Au lieu de préparer les luttes, elle mène une politique de soutien à la participation gouvernementale du SPÖ, lui assurant influence et postes. Mais il est probable que l’ÖGB et la Chambre des salariés fassent les frais des politiques gouvernementales. Dans l’intérêt de leur propre survie, ces bureaucraties pourraient retrouver une certaine activité mais après des décennies d’immobilisme et de cogestion dans le cadre du dialogue social, rien n’est moins sûr. Leur passivité a largement contribué à la montée du FPÖ et des idées réactionnaires. En Autriche, une faible partie de la population a l’expérience de luttes collectives : pour améliorer les conditions de vie, il a semblé suffire de se tenir tranquille et de « bien voter ».

L’espoir que le FPÖ perde durablement sa base en se discréditant au gouvernement est peu fondé. Le parti a toujours réussi à faire un come-back, plus réussi même, notamment grâce à la corruption, aux attaques anti-ouvrières des gouvernements précédents, qui eux aussi ont joué la carte du racisme. Et n’ont invoqué que des « barrages républicains » contre le FPÖ, voués à l’échec. L’ÖVP vient de montrer ce que valent les professions de foi des bourgeois et ce qu’il en est de leurs « valeurs libérales et démocratiques ». Il existe actuellement une majorité stable en faveur d’une politique conservatrice et réactionnaire (du moins parmi ceux qui ne sont pas exclus des élections), les électeurs se partageant essentiellement entre le FPÖ et l’ÖVP.

Pour une résistance de classe, par les travailleurs eux-mêmes !

Ces dernières années, divers mouvements et luttes de travailleurs et de la jeunesse ont marqué. L’inflation élevée et la menace d’une baisse des salaires réels ont entraîné une vague de contestation ouvrière et plusieurs journées de grèves. Déjà avant l’aggravation de l’inflation, des initiatives auto-organisées à la base avaient été prises, notamment dans le secteur social et des soins, mais aussi chez les enseignants du privé et chez les livreurs de repas. Des mouvements ont également eu lieu et continuent face à la crise climatique et contre la guerre génocidaire menée par l’État israélien contre les peuples palestiniens et libanais. La politique autoritaire anti-ouvrière et raciste qui s’annonce entraînera une politisation accrue d’une partie de la jeunesse et des travailleurs – c’est là qu’il faut être et lutter pour donner voix aux perspectives révolutionnaires.

Seules les luttes sociales, à la différence des élections organisées par la bourgeoisie, montrent comment les travailleurs, les chômeurs et la jeunesse peuvent réellement défendre et imposer leurs intérêts, et offrir une véritable issue : par leur propre intervention, par leur résistance organisée eux-mêmes dans les entreprises, les quartiers, les facs et les lycées. Par des assemblées générales, garantes de la démocratie dans toutes ces mobilisations – grèves voire occupations d’usine.

RSO (Revolutionär sozialistische Organisation), Vienne, 12 janvier 2025

1  Une vidéo tournée en caméra cachée, en 2017, montrait le dirigeant du FPÖ, alors vice-chancelier Heinz-Christian Strache, en discussion de contrats et manœuvres illicites avec une mystérieuse femme russe – de fait journaliste d’investigation.

2  Équivalent du Medef français.

3  AK-Kammer für Arbeiter und Angestellte, pas d’équivalent en France si ce n’est tribunaux de prud’hommes.