Viol, harcèlement, violences sexuelles – ces mots s’imposent dans les médias indiens, à la faveur d’une mobilisation d’ampleur contre les violences faites aux femmes. Aux origines de cette vague qui percute la société indienne, la colère suite au viol et au meurtre d’une jeune médecin dans un hôpital de Calcutta début août, qui a suscité des grèves et manifestations à travers le pays. Mais pas seulement. La publication d’un rapport longtemps tenu secret révélant un même système de prédation sexuelle dans un tout autre environnement de travail vient de déclencher une vague #MeToo qui déferle sur la puissante industrie du cinéma indien. Preuve que les tentatives du pouvoir indien de noyer la mobilisation dans des annonces sécuritaires et des conflits partisans n’ont pas eu raison de la colère. Et pour cause, elle est solidement ancrée dans la conscience que le mal est systémique. Pour ces quelques cas ayant eu la faveur des médias, combien de milliers d’actes de violence abjects et quotidiens ? Ce que revendiquent les manifestants, ce sont avant tout les moyens matériels d’entraver cette mise en danger des femmes, notamment au travail. Et ils ne sont pas près de s’arrêter, la grève continue cette semaine à Calcutta bravant l’ordre émis par la Cour suprême de reprendre le travail.
« Justice pour la victime – Quand la blouse devient rouge, la société devient noire ! »
Le 9 août dernier, le corps d’une médecin de 31 ans est retrouvé affreusement mutilé dans le plus grand hôpital de Calcutta. Elle a été violée et tuée par un membre de l’administration locale, dans un local de réunion où elle était venue dormir au cours d’une garde de trente-six heures, faute de salle de repos adéquate. La police et la direction de l’hôpital sont rapidement accusés de complicité, à tout le moins de camouflage des preuves – le corps ayant été incinéré dans les quatorze heures, avant même le dépôt de plainte. Le CBI (équivalent indien du FBI) prend les affaires en main. Une grande vague de colère déferle alors dans la région du Bengale-Occidental contre le meurtre de celle surnommée « l’Abhaya » (« l’intrépide ») pour ne pas dévoiler son identité – la loi l’interdit. Les soignants se mettent en grève, réclamant plus de sécurité au travail et de meilleures conditions de travail. « Pas de sécurité, pas de soins ! », peut-on lire sur les pancartes. La capitale du Bengale-Occidental devient le théâtre de manifestations quotidiennes de soignants, mais aussi d’étudiants et de travailleurs en général, venus crier leur indignation après ce crime odieux. Des marches nocturnes sont organisées par des collectifs de femmes pour « reconquérir la nuit », comme l’indique le nom donné à ces manifestations (#ReclaimTheNight), en référence au slogan des marches de 1977 à Leeds, au Royaume-Uni, contre les violences sexistes et sexuelles.
Petit à petit, la vague déferle dans le reste du pays. Des manifestations émergent dans toutes les grandes villes, Mumbai, Delhi, Pune, ou encore Hyderabad. Le 17 août, l’Association médicale indienne, la plus grande organisation de médecins du pays, appelait à une grève nationale du secteur pour réclamer justice et l’amélioration des conditions de travail. Le corps médical organise un service minimal pour les urgences afin que grève et manifestations puissent avoir lieu. Très vite, de grandes marches s’organisent où des dizaines de milliers de femmes défilent dans les principales villes du pays.
Mais la mobilisation est vite en proie à la récupération. Le Parti du peuple indien (BJP), la formation du Premier ministre Narendra Modi, met en accusation le parti de Mamata Banerjee, le All India Trinamool Congress (AITC) – parti du centre, au pouvoir au Bengale-Occidental. Le gouvernement aux mains du BJP retire l’enquête aux autorités locales, les accusant de complicité et d’étouffer l’affaire, non sans fondement. Les mots d’ordre et accusations fusent à l’encontre de Mamata Banerjee et les manifestations virent à l’affrontement physique entre cortèges de partisans. Rapidement, les médias ne se focalisent plus que sur ces affrontements, et l’attention est détournée des raisons de la colère.
Une mobilisation en proie à la récupération, qui fait résonner l’affaire Nirbhaya
L’émoi suscité par le viol et le meurtre de la jeune médecin a ravivé le souvenir de l’affaire Nirbhaya (« sans peur »), du nom fictif donné à la victime d’un viol collectif commis en 2012 à New Delhi, lequel avait conduit à une très forte mobilisation pour en finir avec les atrocités que charrie le patriarcat en Inde. Le 16 décembre 2012, après avoir pris un taxi à la sortie du cinéma, une étudiante et son ami sont enfermés à l’arrière d’un bus, la jeune femme est violée par six hommes et torturée en usant de barres de fer. Tous deux sont retrouvés gisant dans la rue à 23 heures, et elle succombera quelques jours plus tard. Cette affaire, par sa violence inouïe, a choqué et révolté une grande partie de la population, d’autant plus que la police et les responsables politiques minimisaient les faits. Accablant la victime, lui reprochant de sortir seule le soir, ils incarnaient toute l’étendue du problème et de la complaisance qui profitent aux coupables de viols en Inde.
La tragédie d’août dernier est, à bien des égards, la réplique de l’affaire Nirbhaya. En 2012 aussi, une mobilisation d’ampleur avait eu lieu pour dénoncer les violences faites aux femmes et contre toutes les formes les plus révoltantes de leur oppression en Inde. Alors aussi, une femme politique, Sheila Dixit du parti du Congrès, Première ministre de l’État de Delhi, avait été prise pour cible dans les médias. Alors aussi, les partis d’opposition avaient cherché à instrumentaliser la mobilisation.
Le BJP, en particulier, avait su tirer son épingle du jeu en accusant le parti du Congrès, au pouvoir à l’époque, de laxisme et en se présentant comme le parti de l’intransigeance et de la justice. Devant l’ampleur de la mobilisation populaire, le gouvernement avait été contraint de convoquer un comité – présidé par le juge J. S. Verma – pour faire des propositions de réforme, lesquelles se sont matérialisées en 2013 dans une loi modifiant le Code pénal et une loi sur le harcèlement sexuel des femmes au travail : reconnaissance du harcèlement sexuel en entreprise, interdiction du « test des deux doigts » lors des contrôles de police dans les affaires de viol, accès obligatoire et gratuit aux hôpitaux pour toutes les victimes et reconnaissance du délit spécifique du vitriolage, encore répandu en Inde, avec une peine plancher de dix ans d’emprisonnement. Mais, loin de donner les moyens de changer le quotidien de millions de femmes, les annonces du gouvernement se sont bornées à une surenchère médiatique et répressive. Alors même que le rapport du comité Verma préconisait des moyens structurels et excluait la peine de mort, la réforme de 2013 a introduit une peine plancher de sept ans pour tout viol et la peine de mort pour tout viol collectif ou viol ayant entrainé la mort. Au cours de cette séquence, le BJP a su capitaliser sur son opposition en cherchant à incarner une certaine fermeté juridique, réputation contribuant à son accession au pouvoir en 2014.
Le BJP, champion de l’instrumentalisation de la lutte pour les droits des femmes
La mobilisation actuelle a pris un caractère d’autant plus politique qu’elle s’est étendue à d’autres secteurs du monde du travail. La gauche s’est efforcée de se distinguer des revendications du BJP, mais n’a pas pour autant réussi à lui faire perdre la direction du mouvement de contestation, du moins médiatiquement. Le parti de Modi, qui déclare plus de 150 millions de membres et a une implantation significative dans le monde du travail, a été à l’initiative d’une grève. Le 28 août, une « Bangla Bandh » – ou grande grève du Bengale – de douze heures a mis à l’arrêt une grande partie des usines, des services de transport, des écoles (surtout primaires), des livreurs (à vélo, à moto ou en camion, qui composent une grande partie de la classe ouvrière du pays) et du petit commerce.
Une part non négligeable des travailleurs mobilisés ont essayé de participer à l’action tout en se distinguant du BJP, mais la couverture médiatique s’est focalisée sur le rôle du parti de Modi, les médias pro-BJP pour montrer la force de la mobilisation, leurs opposants pour décrédibiliser la mobilisation, dans un des États traditionnellement parmi les plus à gauche du pays. Cependant, au vu de la violence qui existe entre différentes franges des manifestants, il est permis de douter de la direction unanime des militants du BJP dans cette mobilisation. Ces derniers sont régulièrement attaqués dans les manifestations et de violents heurts ont parfois éclaté, comme lors de la manifestation appelée par le principal syndicat étudiant de la région. Le BJP n’en est pas à son coup d’essai et épouse volontiers la posture de victime pour rallier à son camp. Une stratégie payante étant donné le niveau de répression contre les manifestants. Un certain nombre de militants de l’AITC, le parti de Mamata Banerjee, ont même été accusés d’avoir lancé des grenades et tiré à balles réelles sur des militants et hauts responsables du BJP. Dans les États dirigés par le BJP en revanche, le parti au pouvoir n’a pas pu mener la même campagne de récupération. C’est le cas dans l’État du Maharastra, par exemple, et sa capitale Mumbai (Bombay), où une grande grève a eu lieu le 24 août dernier, coupant les réseaux ferroviaires et menant à des manifestations massives. Dans cet État, où la coalition d’opposition vient de dénoncer des abus sexuels dans le milieu scolaire, le BJP est mis en accusation pour sa politique et pour la hausse du nombre de crimes et violences commises contre les femmes.
Mais l’AITC n’est pas en reste dans la surenchère répressive. Alors qu’elle avait été extrêmement virulente contre les personnels hospitaliers en grève, Mamata Banerjee, ministre en chef du Bengale-Occidental et dirigeante de l’AITC, a fait preuve de retenue contre les grévistes du BJP. Après quelques échanges par tweets et lettres interposés avec le Premier ministre Modi, elle a décidé d’accéder aux revendications répressives du BJP et de surenchérir : la peine de mort sera appliquée pour tout coupable de viol.
L’affichage sécuritaire et répressif comme seule réponse
Le 28 août, le gouvernement et la Cour suprême d’Inde ont annoncé un certain nombre de mesures : systématisation de la vidéo-surveillance, hausse des effectifs des agents de sécurité, droit de regard du personnel de garde sur la sécurité et mise en place de référents pour les cas de violences ou de harcèlement sexuel. Après onze jours de lutte et de grèves, ces mesures sont perçues comme nécessaires mais de court-terme, car elles ne résolvent pas les problèmes de fond. Pour autant, le BJP semble avoir gagné un certain crédit dans l’opinion publique. Et ce d’autant plus face à une gauche à la réputation laxiste sur la question des violences sexuelles et à un Parti communiste à l’image entachée par de nombreuses affaires d’agressions sexuelles parmi les hauts dirigeants du parti.
Si le BJP prétend être l’allié des femmes – du moins hindoues – en se targuant d’être intransigeant avec les auteurs de viols, au point de mettre en scène le licenciement de commissaires de police ou responsables administratifs ayant affiché un certain laxisme, la formation politique au pouvoir en Inde porte en réalité une responsabilité écrasante. Les réformes introduites sous la pression du BJP ou par le parti lui-même n’ont en rien réduit les viols en Inde, au contraire. Depuis 2014, le nombre de viols ne fait qu’augmenter d’une année sur l’autre. De 2022 à 2023, le nombre de viols a augmenté de 4 % et, en 2022, 90 viols sont recensés chaque jour en Inde – nombre très en deçà de la réalité si l’on tient compte du très faible taux de signalement. Une étude universitaire très récente le révèle, le taux de signalement des violences sexuelles, a fortiori conjugales, ne s’est pas amélioré depuis quinze ans.
En réalité, comme le montre le film Santosh de Sandhya Suri, sorti cette année au cinéma, les lois répressives contre les auteurs de viols servent surtout d’exemple et sont utilisées contre les classes populaires, les castes dominées – au premier rang desquelles les dalits – et, dans beaucoup de régions, contre les musulmans. Loin de faire justice pour les femmes, ces mesures répressives n’entravent pas l’impunité des auteurs de violences sexuelles lorsque ceux-ci ne sont pas au bas de l’échelle.
C’est bien davantage l’immobilisme du système judiciaire en matière de violences sexuelles qui est pointé du doigt par les militants des droits des femmes. Des milliers de familles sont condamnées à mener un combat inouï dans l’espoir d’obtenir justice, et tout particulièrement dans les classes populaires. Les exemples sont légion. Les responsables du viol collectif d’une mineure à Ajmer en 1992 n’ont été condamnés que cet été, après 32 ans. Autre exemple, à Hatras, la famille dalit d’une jeune fille décédée en 2020 à la suite d’un viol collectif par des membres de la caste dominante dans la région, vit toujours parmi ses bourreaux en attendant les mesures de protection et de relocalisation annoncées à l’époque…
Des voix s’élèvent ainsi en Inde pour dénoncer la récupération sécuritaire. Si la revendication de sécurité pour les femmes est au cœur du combat, ce n’est pas l’affichage répressif qui est à même de la garantir. Au contraire, c’est une manière de ne pas répondre aux besoins les plus élémentaires et une vulgaire tentative de faire oublier le caractère systémique des violences faites aux femmes dans une société pétrie de violence patriarcale. « La peine de mort n’est en rien dissuasive, et pourtant une certaine rhétorique politicienne en fait un slogan permanent », dénonce Vrinda Grover, avocate indienne et militante des droits des femmes. « Pourquoi ? pour mieux faire oublier qu’ils sont incapables des mesures les plus élémentaires qui comptent vraiment, comme des chambres de garde pour les internes. »
Dans l’industrie du cinéma aussi, un vent de révolte contre l’insécurité des femmes au travail
Les médias participent de cet aveuglement en se focalisant sur la joute politicienne, détournant ainsi l’attention de la question principale : un système de violences sexuelles qui continue en dépit de lois de plus en plus répressives. L’arsenal pénal est une solution d’affichage pour mieux faire oublier que l’insécurité des femmes, a fortiori quand elles sont au travail, est bien souvent le résultat de politiques délibérées de dégradation des conditions de travail. C’est bien là le cœur du problème. Les rares reportages effectués parmi les internes à travers le pays montrent des charges de travail insupportables, doublées d’un sous-effectif dramatique et d’une absence de moyens pour loger les soignants en garde la nuit – toilettes, salles de repos avec lits et douches notamment. Un cocktail dangereux à plus d’un titre pour les travailleurs hospitaliers, et en premier lieu les femmes, comme en atteste la tragédie du 9 août. Les manifestants, eux, ne l’oublient pas. Les soignants mobilisés réclament certes des dispositifs pour sécuriser les hôpitaux, mais ils dénoncent surtout le délabrement des infrastructures publiques et le manque de moyens, dans un pays qui consacre moins de 2 % du produit intérieur brut à la santé, contre 12 % en France, où la situation est déjà plus qu’alarmante… La mobilisation a clairement ouvert les vannes : cette semaine encore, de nouvelles victimes ont pris la parole, et des actions de protestation sont organisées dans différents hôpitaux du Bengale-Occidental.
Mais l’atmosphère de révolte pour les droits des femmes qui agite l’Inde depuis début août a engendré une lame de fond qui percute d’autres secteurs. Depuis le 19 août, une vague #MeToo déferle sur Mollywood, la puissante industrie du cinéma en langue malayalam, dans l’État du Kerala, au sud de l’Inde. Un rapport longtemps tenu secret a enfin été publié, révélant sur 290 pages un système de prédation sexuelle, d’abus de pouvoir et de harcèlement. Ce rapport du comité Hema – du nom du juge qui l’a présidé – avait été commandité en 2017, suite au kidnapping et au viol d’une actrice de renom par un des acteurs les plus célèbres de Mollywood. Un mouvement de colère avait pris forme, plusieurs mois avant #MeToo aux États-Unis, sous l’appellation #Avalkoppam (« avec elle ») suscitant le témoignage de centaines de femmes et la revendication de conditions de travail plus sûres. « Une grande performance hystérique », selon les magnats de l’industrie. Le mouvement donna naissance au « Women in Cinema Collective », un collectif sans précédent dans l’industrie du cinéma indien. Collectif qui a milité sans relâche pour la publication du rapport, censuré pendant quatre ans. À la publication du rapport, une nouvelle série d’accusations portant sur des agressions sexuelles a fait surface, non seulement au Kerala, mais aussi en Andhra Pradesh, au Tamil Nadu, et au Karnataka.
Le vent de colère qui se propage en Inde montre à quel point la révolte est contagieuse lorsque les masses s’emparent de la cause des femmes et de la lutte pour leurs droits. Ni la récupération politicienne ni les conflits partisans n’ont eu raison de cette lame de fond. Si l’électrochoc vient des cas les plus médiatisés, et comparativement les plus favorisés, que ce soit chez les médecins ou dans l’industrie du cinéma, le fait que la société s’embrase exprime la conscience que le mal est bien plus profond. Et qu’il frappe, au quotidien, d’autant plus durement dans les classes populaires. À ce titre, les mobilisations actuelles sans précédent dessinent l’unique perspective pour qu’un changement radical vienne à bout des structures d’oppression et d’exploitation du capitalisme. La force d’entraînement n’est pas négligeable : dimanche dernier, 130 manifestations ont eu lieu, organisées par la diaspora indienne dans plus de 25 pays, en solidarité au mouvement pour les femmes en Inde…
Victor Roux