Nos vies valent plus que leurs profits

Interview — Sur fond de misère, Nouméa se vide, les bidonvilles grossissent

Barrage à Koutio-Koueta, mai 2024. Source : wikipedia

Nous avons pu échanger avec une camarade kanak originaire de la province des îles Loyauté et travaillant à Nouméa. Elle dresse un tableau saisissant de l’état de délabrement de la Nouvelle-Calédonie après les émeutes provoquées par la décision de Macron de modifier les conditions d’inscription sur les listes électorales d’une façon qui aurait rendu les Kanak encore plus minoritaires sur leurs propres terres. Nous avons rendu compte à plusieurs reprises dans ces colonnes de l’explosion de colère qui s’est emparée de la jeunesse kanak, en particulier à Nouméa, prenant tout le monde par surprise, y compris les organisations indépendantistes. Depuis, la répression de l’État colonial ne s’est pas ralentie et plusieurs dizaines de Kanak, dont des militants comme le secrétaire général du FLNKS, Christian Tein, sont incarcérés dans l’Hexagone, à 10 000 kilomètres de chez eux. Et l’État laisse la situation pourrir. Le chômage et la misère chassent les Kanak de Nouméa, pendant que la dirigeante d’extrême droite de la province Sud, Sonia Backès, supprime les allocations et restreint l’accès aux services sociaux. La société calédonienne, c’est d’un côté le luxe opulent dans lequel vivent quelques blancs privilégiés pour qui la vie continue comme avant et, de l’autre, des Kanak, mais aussi des Océaniens, qui manquent de tout. Entre les deux, les « petits » blancs qui n’en mènent pas large et, pour certains, ont commencé à rentrer en métropole.

 

 

Peux-tu me parler de l’ambiance qui règne aujourd’hui à Nouméa ?

En ce moment, ce n’est pas terrible. Depuis les émeutes, le racisme est très visible : beaucoup de discriminations, beaucoup de violences verbales. Le regard envers nous, les Kanak… il y a de la haine… des deux côtés. Les relations entre loyalistes et Kanak ne sont vraiment pas bonnes, c’est pire qu’avant. Les gens sont devenus de plus en plus racistes des deux côtés. Par exemple, à Magenta-Aéroport, quand il y a des jeunes qui marchent dans les quartiers – alors que, un peu plus loin, il y a un quartier chic –, eh bien quand un petit, un Kanak, marche là, les gens du quartier, les Blancs, même les personnes âgées, lui demandent : « Tu vas où ? ». Même si c’est le long de la route. Même s’il y a des Kanak qui habitent dans les quartiers chics. C’est petit la Calédonie. Le gosse doit expliquer : « Mais je vais chez moi, ma maison est là-haut ! » Alors, là, ça va. Maintenant, la police, les CRS font des contrôles.

Il y a beaucoup de contrôles d’identité en ce moment ?

Ah oui ! C’est pire qu’avant. Peut-être parce qu’avant, quand il y avait des événements, c’était dans les îles alors que 2024, c’est dans la province sud, ici à Nouméa.

Et comment ça se passe place des Cocotiers, les commerces ?

À 16 heures, toutes les boutiques sont fermées. En plein centre de la ville ! J’ai questionné plusieurs commerçants. Ils répondent que ça n’a rien à voir avec le début de l’année 2024 où il y avait toujours du monde. Depuis les émeutes, il n’y a plus personne. L’autre jour, je voulais manger un nem et j’ai dû aller jusqu’à la sortie de Nouméa, à Vallée-du-Tir. C’est le seul magasin… J’ai demandé au patron : « Comment ça se fait que vous soyez déjà fermé à 4 heures et demie ? – Mais Madame, vous ne voyez pas que nous, on est en faillite ! » Avant, il y avait des jeunes, des gens qui marchaient, c’était vivant. Maintenant, il n’y a plus personne. Même le long de la route, c’est vide.

C’est même vrai des commerçants entre l’hôpital Gaston-Bourret et la place des Cocotiers ?

Oui, tout est fermé, même les magasins chinois. Avant, c’était vivant parce que les gens travaillaient. Maintenant, il n’y a plus beaucoup de gens qui travaillent ! La plupart du temps, ce sont les Océaniens qui faisaient vivre la ville, ils prenaient le car… Il n’y a plus de car ! Il n’en reste que quatre ! Par exemple, pour aller en ville depuis Nouville1, tu es obligé de marcher le car ne va plus jusqu’au CHS, jusqu’à Kuendu Beach. C’est pareil à Païta2. À Païta, tu vas au Fraisier, tu ne rentres plus dans le village, tout le monde descend au rond-point de l’autoroute, le car ne rentre plus dans Païta.

Et les marchés, comme le marché des Îles3, ça existe encore ?

Ça se multiplie, plutôt ! Par exemple, en novembre-décembre, il y a le marché des Îles presque tous les week-ends. Sans compter les créations de petits marchés populaires. Par exemple, au squat4 de Nouville, avant d’arriver au multipôle, il y a quatre ou cinq baraques où l’on vend essentiellement des légumes. À Païta aussi, il y a des créations de sortes de petites cabanes – quatre poteaux et ils font comme en brousse.

Et à Lifou, c’est pareil ?

C’est pareil. Il y a partout de ces petites baraques où l’on vend de quoi manger. Et c’est pas cher. Il n’y a plus de travail, ici. Beaucoup sont retournés aux îles.

Et donc, les gens qui s’interpellent place des Cocotiers, un peu partout, l’ambiance : « Eh, tu vas où ? », c’est fini tout ça ?

(Elle rit) On verra pour l’année qui vient ! Mais, depuis les émeutes, il faut que tu comprennes qu’il n’y a plus personne ! Il n’y a plus ces rassemblements. D’ailleurs, c’est interdit, les rassemblements ! Dès qu’il y a quatre ou cinq jeunes ensemble, la police, les CRS viennent et leur disent de se séparer.

Et du côté de l’Anse Vata, de la Baie des Citrons5 ?

Là, ça n’a pas changé : c’est un autre monde ! Ils n’ont pas été touchés, eux. Mais on sent le racisme chez eux. Si tu te promènes avec le drapeau Kanaky sur le tableau de bord, ils te regardent de travers ! Au grand Géant, les loyalistes t’ont à l’œil si tu as sur toi le drapeau Kanaky.

Et les flics, les militaires, on les voit beaucoup en ville ?

Oh oui ! Ils sont là, on se croirait en Israël avec leurs grands trucs, comment ça s’appelle, des gros blindés, quoi.

Et ils logent où ?

Ils ont réquisitionné les salles omnisports. Par exemple, à Païta, la grande salle omnisports a été réquisitionnée par l’armée. Les internats aussi, à Nouville.

Donc, les associations, les clubs de sport ne fonctionnent plus ?

Tout est arrêté. Les jeunes sont obligés de jouer sur des terrains vagues mais les CRS sont toujours présents et leur demandent de partir. Les regroupements, c’est assez délicat ! Mais ici, à Nouméa, pas dans les îles qui n’ont pas été touchées. Dans les îles, le problème, ça a été la nourriture.

Quelle est la situation des jeunes Kanak ?

Ils n’ont plus de repères, ils sont largués. C’était un peu vrai avant, mais ça a empiré. En fait, avant, il y avait quand même de l’espoir, moins de délinquance. Les jeunes s’efforçaient de trouver du travail, de suivre des formations. Maintenant, c’est le chaos.

Il y a 7 ou 8 ans, le tableau était déjà plutôt sombre, non ?

Non, c’est pire. Les jeunes, même ceux qui ont la trentaine, sont obligés de rentrer dans les tribus. Beaucoup ont quitté Nouméa à cause du chômage. Pas seulement ceux des îles. Même en brousse. Je peux t’envoyer les chiffres de ces départs, si tu veux, on les a par la mairie. Je connais quelqu’un qui y travaille : c’est elle qui assure le recensement. Depuis les événements, ce sont quand même 300 familles et quelques qui sont parties de Nouméa et sont rentrées à Lifou : à cause de la fermeture des écoles, beaucoup sont rentrés dans les îles pour que les enfants aillent à l’école. 300 à Lifou, mais aussi je crois que c’est 200 à Ouvéa, même chose à Maré. Je ne peux pas te dire ce qu’il en est à Grande-Terre, mais dans les trois îles, les effectifs ont grimpé parce que les familles sont parties de Nouméa.

Et ces jeunes, ils ont participé aux barrages ?

Oui, il y a des jeunes qui ont participé. C’était bien la première semaine. Mais c’est surtout la deuxième semaine que ça a dégénéré. Toujours à cause de l’alcool. Ils n’ont plus respecté les consignes.

Mais c’était en roue libre, chacun faisait ce qu’il voulait sur les barrages, ou c’était coordonné ?

C’était coordonné au départ. Mais, après, le quatrième ou le cinquième jour… C’était le moment où tout brûlait. Enfin, c’est mon impression. Mais on voit qu’il y a eu des débordements.

Il y a quelques années, tu me disais que les jeunes ne croient plus à l’indépendance, ont sombré dans l’alcool.

Pendant ces années, les jeunes avaient de la haine, mais sans s’exprimer. Mais là, parmi les jeunes qui ont tout brûlé, il y a eu beaucoup de déception : certaines, qui ont des diplômes postbac, sont obligées de travailler comme caissières. C’est très visible ! Il y a une grosse boîte informatique pour laquelle cinq ont postulé. Eh bien, ils ont embauché deux zoreilles6 de France et, quand le travail a été terminé quinze jours après, ils ont été repris dans une autre entreprise, mais pas les cinq autres. Deux de mes cousins ont postulé pour des postes de directeur à La Poste, ils n’ont jamais été pris. Les événements de 2024, ça a été surtout la révolte des jeunes. Parce qu’ils sont conscients qu’il faut faire des études, ils reviennent, et ils ne trouvent pas de travail.

Comment as-tu vécu les mois d’état d’urgence ?

Il y a eu des menaces sur les barrages. Les problèmes viennent toujours de l’alcool, surtout les premiers jours. Du 13 au 17 mai, l’alcool a circulé sur les barrages et ça se bastonnait. Même au travail, c’était compliqué. Normalement, au travail, on ne parle pas politique. Une copine qui travaille dans la santé m’a dit que, dans son service, plusieurs sont restés pendant quinze jours au travail, jour et nuit ! Normal, ils ont pété les plombs et le chef a été obligé de les laisser rentrer chez eux pendant deux jours. Il y a du racisme qui s’exprime, des zoreilles qui débloquent, qui ne mâchent pas leurs mots. Alors, nous aussi, on leur rentre dedans. Dans le service de ma copine, les zoreilles ont eu peur et ne sont pas venus travailler. Du coup, pour les Kanak, ça a été 24 heures sur 24 ! Pendant quinze jours !

Les heures ont été récupérées ? Comment ça s’est passé ?

Oui, il y a eu de la récupération. Mais, au niveau du moral, ça a été dur. Moi, je suis sous médicament pour la tension. Même en plein travail, il y a le racisme. Là où je travaille, cinq zoreilles ne sont pas revenus. Et les autres font attention : quand on me parle mal, je démarre au quart de tour !

Est-ce qu’il y a des zoreilles qui sont repartis en France ?

Oh oui ! Il y a des services de santé où, sur trente, il n’en reste plus que vingt ! Sur les dix qui sont repartis, il y a quatre docteurs. Dans la santé, infirmiers, docteurs, oui, il y en a beaucoup qui sont partis. Il n’y a plus de docteurs en brousse, dans les deux hôpitaux à Koumac et à Poindimié, il n’y a plus de docteur. Les gens sont obligés de venir à Nouméa.

Et, pendant les émeutes, comment passait-on les barrages ?

On était obligé de faire des détours ! Pour aller, mettons de Païta à Nouville, on mettait une heure et demie au lieu de quinze à vingt minutes !

Au niveau social, quelle est la situation à Nouméa (travail, logement, etc.) ?

On voit que c’est le chômage. Ici ou dans les îles, même sur les réseaux sociaux, les gens demandent de quoi manger : du riz, du sucre, des produits de première nécessité. Et puis, ils ne vont pas réembaucher. Le FLNKS, en octobre, a fait un communiqué pour dénoncer le fait que, dans les entreprises, ils ne prennent plus les Kanak. Par exemple, le nouveau grand magasin Hyper-U, à Païka, il n’y avait pas de Kanak, il a fallu un communiqué du FLNKS pour se faire entendre, pour faire pression pour embaucher des Kanak.

Et les squats, autour de Nouméa, se sont agrandis ?

Ils ont été multipliés par deux ! Tu verrais les photos ! À la fin de l’année, on a passé la journée à Kuendu Beach, ça a poussé comme des petits pains. Tous ceux qui ne peuvent plus payer un loyer à cause du chômage ont préféré se faire un logement avec quatre tôles. Mais il n’y a pas que là, c’est partout qu’il y a des constructions comme ça. Et maintenant, Sonia Backès, celle qui dirige la province sud, elle veut supprimer l’aide médicale, et toutes les aides. Elle a déjà commencé. Et ça va empirer quand il y aura la rentrée des enfants : la cantine, les transports, elle va supprimer toutes les aides. Même pour un Kanak qui vit ici à Nouméa, pour inscrire les enfants à l’école, ils exigent dix ans de résidence dans la province sud.

 

 


 

 

1  Nouville est un quartier excentré de Nouméa.

2  Païta est une commune à environ 25 kilomètres de Nouméa.

3  On y trouve des produits provenant des îles Loyauté.

4  En Nouvelle-Calédonie, ce qu’on appelle un squat, c’est un bidonville.

5  Il s’agit de quartiers blancs, riches, de bord de mer.

6 Blancs métropolitains.