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Saint-Malo : le ras-le-bol des conducteurs de cars

Interview de deux militants syndicaux dans la Compagnie armoricaine de transports, connue en Ille-et-Vilaine sous le nom de CAT 35, Gilliatt, secrétaire de la CGT et Frédéric, délégué syndical Unsa.. Cette situation particulière illustre à merveille la manière dont les appels d’offres successifs (et ce quel que soit l’employeur) détériorent à chaque fois les conditions de travail des salariés du transport. Ainsi, des salaires dont le montant est assuré par un certain volume d’heures supplémentaires peuvent baisser à la moindre « optimisation » du temps de travail…

Les conducteurs de CAT 35 qui assurent les lignes de car interurbaines de la région de Saint-Malo ont débrayé deux jours de suite, ce qui est assez rare. Quelles sont les causes de ce mouvement ?

Frédéric. Depuis cinq ans, les conducteurs ont subi trois changements d’entreprise. Je dis bien « subi » car personne ne leur a demandé leur avis. Jusqu’en 2020, le réseau était géré par Keolis. Il est passé ensuite sous la gestion de RATP Dev, qui en a elle-même sous-traité une partie à Alliance Atlantique, de vrais « esclavagistes » qui se sont tout de suite déconsidérés en promettant plus qu’ils ne pouvaient assumer. Puis, en 2025, c’est Transdev qui a repris le réseau, mais sous-traite aussi certaines lignes. L’objectif est évidemment à chaque fois de faire des économies sur le dos des conducteurs et des usagers. Pour emporter le marché, il faut proposer un prix plus bas au donneur d’ordre qui est l’agglomération de Saint-Malo. D’ailleurs, le maire, Gilles Lurton, s’est vanté publiquement d’avoir fait des millions d’économies. À part quelques améliorations sous le règne de la RATP qui a été contrainte d’améliorer la situation pour ne pas perdre en cours de route le marché, la situation des conducteurs n’a cessé de se dégrader. La réorganisation par Transdev a fait déborder le vase.

Qu’est-ce que les conducteurs ont perdu ?

Gilliatt. Ils ont d’abord perdu chaque mois en salaire, du fait d’éléments de rémunérations différents de l’ancien opérateur et notamment de primes qui ne se déclenchent pas de la même manière selon comment est organisé le travail. Au niveau du temps de travail, celui-ci est encore plus éparpillé dans la mesure où il y a moins de lignes régulières. Transdev ne respecte presque que le minimum « conventionnel », qui est très avantageux pour les patrons, puisqu’il n’impose par exemple qu’un minimum de neuf heures de repos consécutives trois fois par semaine. Neuf heures pour manger, se laver, dormir, sans compter le temps de trajet, on n’a plus de vie de famille.

Le repreneur n’est-il pas obligé de respecter les avantages acquis ?

Frédéric. En théorie, oui. Mais, de fait, la réorganisation se fait sur le dos des salariés. Au plan des salaires, par le jeu des primes et des heures sup. La durée de conduite effective a baissé, donc il y a moins d’heures sup et celles-ci sont compensées par des heures de repos que le conducteur ne choisit pas. Il y a toutes sortes de primes, par exemple la prime dite « qualité » qui est attribuée selon des critères de ponctualité et d’absence de casse de matériel. Le patron peut jouer de divers éléments pour nous exploiter davantage. Toujours en théorie, une prime différentielle doit permettre de « compenser » la perte de salaire du fait du changement de société. Mais c’est tout à fait relatif compte-tenu que l’offre de transport, et donc la quantité d’heures de travail, évolue. Et ça ne concerne évidemment pas les nouveaux embauchés qui sont payés au strict minimum, c’est-à-dire environ 1550 euros net par mois sur la base de 12,85 euros brut de l’heure.

Et il y a aussi des temps partiels ?

Frédéric. Oui, des temps partiels saisonniers et des temps partiels de 24 heures par semaine, donc des gros mi-temps, du moins en temps de conduite, mais, avec les coupures, ils peuvent faire des journées qui atteignent 12 heures d’amplitude. Tout ça pour à peine plus de 900 euros par mois.

Un de vos plus gros problèmes, ce sont les coupures entre les services…

Gilliatt. Oui, par exemple un conducteur qui conduit des cars scolaires va prendre son service à 7 heures pour terminer à 19 heures, mais ne conduire que pendant quatre heures à peu près. Que va-t-il faire pendant la coupure ? Rentrer chez lui ? Certains le font mais ça va encore lui prendre du temps et de l’argent en essence. Il y a des cas où des collègues vont avoir deux coupures. Ils ne vont pas faire deux allers-retours…

Ces coupures sont-elles payées ?

Frédéric. Si le conducteur termine sur le lieu de la prise de service, la coupure n’est pas payée. Si c’est à un endroit qui comporte « des commodités » (de quoi s’installer, des sanitaires, etc.), par exemple un autre dépôt que le sien, elles sont payées 25 %. À un endroit sans commodités, les terminus, 50 %.

Quelles sont les principales revendications et avez-vous obtenu quelque chose ?

Gilliatt. Ces revendications portent sur les salaires et l’organisation. Pour le moment elles sont sur la table, mais nous n’avons pas l’intention d’en rester là. Ce n’est qu’un début. Malgré la division créée par la diversité des situations et l’extrême complexité du système, de nombreux collègues ont compris qu’il fallait étendre le mouvement pour faire reculer les propositions ridicules de la direction. Il y a eu un débrayage à Fougères où ça commence à bouillir pour les mêmes raisons, et il y a de nombreux dépôts où nous recueillons la colère des salariés sans que, pour le moment, elle ne s’exprime par la grève. Notre mouvement est très bien compris par la majorité des usagers qui subissent une dégradation de leurs conditions de transport avec la suppression de lignes régulières remplacées par un système de navettes à la demande complètement absurde. Des gens doivent parfois poireauter pendant des heures. C’est tellement absurde que, face aux protestations, l’agglomération malouine a déjà été obligée de doubler le nombre de navettes. Ce qui va lui faire perdre ces fameuses économies dont son président est si fier. Donc, nos débrayages sont un premier pas qui a permis aux travailleurs de voir qu’ils sont capables de se regrouper et de s’organiser.