Frapper l’épopée, d’Alice Zeniter
Flamarion, 2024, 339 p., 22 €
Tass est calédonienne. Ni Kanak ni Caldoche, elle est descendante néanmoins d’un des peuples « perdants de l’Histoire », les Kabyles,déportés au bagne en Nouvelle-Calédonie à la fin du XIXe siècle. Pourtant, elle ne connaît quasiment rien de son histoire, de ses ancêtres, sa grand-mère ayant tout fait pour arracher son grand-père à ce passé.
Tass est professeur contractuelle dans un lycée de Nouméa. Elle y croise deux élèves kanak, deux jumeaux qui l’intriguent mais qui l’ignorent. Un jour où ils disparaissent, elle décide de partir à leur recherche. Elle croise alors le chemin d’un petit groupe de militants pratiquant « l’empathie violente », technique originale consistant à faire vivre aux Blancs l’expérience de la dépossession, qui ne sera pourtant jamais aussi violente que celle que les Kanak ont connue.
Dans un procédé narratif différent de celui de son livre précédent, L’Art de perdre, qui retraçait linéairement le parcours de sa famille en Algérie, puis en France, Alice Zeniter parvient à entremêler ici l’histoire de ces Algériens déportés de droit commun mais condamnés à ne jamais revenir sur leur terre natale, l’histoire de la Nouvelle-Calédonie dérobée aux Kanak et l’actualité brûlante de la Kanaky. Écrit juste après le troisième référendum, l’autrice décrit un peuple violenté mais néanmoins relativement « calme », ayant temporairement mis de côté les barrages de route et les incendies ; étrange sensation dans le moment actuel où précisément ces barrages et ces incendies ont refait surface à la faveur de la réforme électorale de Macron.
Le roman pose la question des alliés à la cause : comment peut-on participer à la lutte pour la justice, la dignité (l’indépendance) quand on ne subit pas soi-même l’humiliation et la dépossession permanente ? Tass n’est pas Kanak mais ne se reconnaît pas dans les partitions communautaires « vous », « nous », « eux » : n’a-t-elle pas sa place aux côtés des Kanak ? Alors laquelle ?
Avec Frapper l’épopée, Alice Zeniter poursuit sa réflexion autour des origines et de leur place dans les rapports sociaux et politiques d’aujourd’hui, ces origines qui nous relient au passé mais qui ne devraient jamais compromettre l’avenir.
Andréa Martin