Jeudi 26 septembre 2019, les habitants de Rouen et de son agglomération se réveillaient sous un immense panache de fumée issu de l’incendie de l’usine Lubrizol. Dans la nuit, plus de 9 500 tonnes de produits dangereux et deux toitures en amiante-ciment brûlent dans l’incendie de l’usine Lubrizol et des entrepôts de Normandie Logistique. C’est une pollution sans précédent, le nuage de fumée avec ses composantes toxiques et cancérigènes, dont des fibres d’amiante, a survolé l’agglomération de Rouen et des centaines de communes jusqu’en Belgique. Les conséquences auraient pu être plus dramatiques encore si les 60 tonnes de pentasulfure de phosphore stockées sur le site avaient été touchées !
Cinq ans après, jeudi 26 septembre, 150 personnes se sont rassemblées devant le palais de justice de Rouen à l’appel d’un collectif unitaire comprenant la CGT, Solidaires, la FSU, les associations de victimes, de défense de l’environnement, Attac, la LDH… et l’ensemble des partis à la gauche du PS, pour réclamer vérité et justice ainsi que des mesures drastiques pour que les industriels arrêtent de jouer avec la vie des travailleurs et des riverains. Cinq ans après, côté justice, rien ne bouge ! Si la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) a annoncé rapidement avoir transmis à la justice un procès-verbal d’infraction à l’encontre de Lubrizol concernant deux délits et onze contraventions, il a fallu attendre janvier 2023 pour prendre connaissance du premier complément d’expertise demandé notamment par la CGT. Les experts confirment de nouveau que l’origine du feu est partie de Lubrizol. Compte-tenu de l’absence de nombreux éléments sur les causes possibles de l’incendie et les manquements de Lubrizol et de Normandie Logistique, le juge d’instruction a demandé en aout 2023 à l’entreprise, multinationale appartenant au milliardaire Warren Buffet, après une nouvelle sollicitation de la CGT, de transmettre les documents réglementaires prouvant qu’elle a respecté, ou non, la réglementation sur les risques électriques, incendie… Depuis lors et malgré des relances, c’est silence radio ! Nous sommes donc encore très loin d’un procès pénal devant permettre de faire toute la lumière sur l’ensemble des manquements et la responsabilité des industriels.
L’histoire nous montre que pour que les industriels acceptent de lâcher un peu d’argent dans la prévention des risques, il faut qu’ils craignent la justice, la publicité qui va autour, et des sanctions financières dissuasives. Deux ans après l’incendie de Rouen, l’usine Chemtool à Rockton (USA) partait en fumée le 14 juin 2021. Appartenant au même groupe que Lubrizol, celui-ci a dû mettre en place un fonds d’indemnisation de 94,5 millions de dollars, car la justice américaine impose généralement des dommages et intérêts sans aucune mesure avec ce qui se fait en France.
Outre des condamnations sévères de la délinquance en col blanc en matière de risques industriels, il faudrait aussi que l’État prenne des mesures fortes pour renforcer la réglementation, notamment en matière d’incendie et de stockage des produits dangereux, renforce les moyens humains des services de contrôle du service installations classées des Dreal et de l’inspection du travail, et que le ministère de la Justice impose des poursuites systématiques lorsque des infractions sont constatées. Mais comme l’État est au service des capitalistes, ce n’est que sous la pression des travailleurs et des populations que de telles mesures peuvent être arrachées. Le retard pris dans le volet pénal est d’autant plus problématique qu’à ce stade, les parties civiles n’ont pas le droit d’utiliser les pièces du dossier pénal – qui démontre des carences graves de l’État – dans une procédure pour faute devant la justice administrative comme cela a été fait concernant le scandale de l’amiante. Faire condamner l’État constituerait pourtant un levier pour tenter de rompre avec la politique actuelle de déréglementation qui limite les obligations de prévention des industriels, d’autant que des risques majeurs perdurent sur les sites, Seveso notamment, en Seine-Maritime. Défaillance du système incendie à Total lubrifiants situé à Rouen, incendies et incidents graves répétés sur les sites dangereux comme à la raffinerie Total de Gonfreville, chez Sedibex, Yara, Air liquide, Bolloré Logistics, Multisol, Saipom, Boréalis… En mars dernier, un incendie et une explosion sur le site d’Exxon à Notre-Dame-de-Gravenchon faisaient cinq blessés. Dit autrement, la question n’est pas de savoir si un autre accident comme Lubrizol ou AZF est encore possible mais où et quand cela va arriver !
Quelques jours avant l’anniversaire, la métropole de Rouen, présidée par Nicolas Mayer-Rossignol, a mis en place une carte interactive permettant de repérer facilement les sites Seveso en infraction à la règlementation sur l’environnement sur la base des informations publiques données par la Dreal avec un code couleur vert, orange, rouge. Si le projet participe de la transparence nécessaire, il peut aussi laisser croire que les sites pastillés en vert sont sécurisés ce qui n’est pas forcément le cas. Concernant le site de Lubrizol, la Dreal avait validé l’immense stockage en plein air de produits dangereux stocké dans des récipients plastiques de 1 000 litres sans contraindre l’industriel à mettre en place une détection incendie et un système d’arrosage automatique ! Par ailleurs, les incendies et accidents susvisés concerne majoritairement des sites pour lesquels la Dreal n’avait pas fait de mise en demeure en amont !
Quant au système FR-Alert, mis en place en juin 2022, permettant de prévenir les populations d’un territoire donné par message sur l’ensemble des smartphones bornant dans la zone, il n’est utile que si le gouvernement décide de donner l’alerte. À l’occasion du gigantesque incendie de l’entrepôt Bolloré-Logistics à Grand-Couronne en janvier 2023, 12 500 batteries au lithium, 70 000 pneus et du textile étaient partis en fumée sans que l’alerte soit déclenchée !
Au-delà des blessés, et parfois des morts, ces accidents industriels et la pollution spécifique se rajoutent à une pollution industrielle ancestrale qui touche l’ensemble des travailleurs, des travailleuses et de la population avec des effets sur le long terme. Cinq ans après Lubrizol et alors que le département de Seine-Maritime cumule à la fois un très fort taux d’entreprises industrielles polluantes et un taux plus élevé que la moyenne nationale concernant les cancers, le ministère de la Santé refuse toujours la mise en place d’un registre des cancers et des malformations qui s’avérerait extrêmement utile pour documenter scientifiquement le lien entre travail, environnement et pathologie. C’est encore l’un des combats du collectif unitaire Lubrizol Bolloré and Co. Un combat qui devra se poursuivre tant que le contrôle des productions et des installations industrielles ne sera pas passé dans les mains des salariés et des riverains, une fois expropriés les patrons des ces entreprises.
Gérald Le Corre