Quoique limitée dans son ampleur, la grève que des travailleurs d’Amazon ont menée du jeudi 19 au mercredi 25 décembre dernier a défrayé la chronique aux États-Unis. L’entreprise du milliardaire Jeff Bezos ne cesse d’étendre sa domination sur l’e-commerce… c’est-à-dire de plus en plus le commerce tout court : en 2023, Amazon a trusté 29 % des ventes dans la période précédant Noël ! Les profits d’Amazon ont atteint, en neuf mois seulement de 2024, le double des profits de toute l’année 2023 : 37,6 milliards d’euros ! Or, un des ingrédients de ce succès est sa politique de combat contre toute tentative des travailleurs qu’elle emploie de s’organiser, y compris dans le cadre très policé du syndicalisme américain.
La grève s’est étendue sur sept dépôts où des livreurs travaillent comme sous-traitants pour Amazon, à San Francisco, New York, Atlanta, Skokie (Illinois) et dans le sud de la Californie. Un des objets du bras-de-fer engagé par les grévistes est de se faire reconnaître comme… travailleurs d’Amazon ! La direction prétend en effet contre l’évidence que les livreurs ne dépendent pas d’elle… mais de son réseau de 4 400 entreprises sous-traitantes, baptisées « Delivery Service Partners » (partenaires du service de livraison, DSP). Amazon est pourtant le seul client de la plupart d’entre elles. Sur la veste, le bonnet, le gilet, le camion : le logo d’Amazon figure partout, mais quand il s’agit du salaire et de la couverture des soins de santé, Amazon disparaît. Quand récemment les conducteurs ont décidé de se syndiquer dans la DSP Battle-Tested Strategies de Palmdale en Californie, Amazon a fermé le robinet des commandes et les 84 conducteurs ont purement et simplement été mis sur le carreau… Amazon a tout simplement confié le travail aux DSP concurrentes prenant livraison au même dépôt. La direction fait en effet en sorte de limiter le flux de colis confié à chaque DSP. Celles-ci plafonnent autour de 120 chauffeurs-livreurs. Cette organisation permet à Amazon d’assujettir les patrons des DSP, mais plus encore les livreurs qui, s’ils réunissaient à s’unir, auraient les moyens de se faire davantage respecter et payer.
Offensive du syndicat des Teamsters
Cette fois, c’est le puissant syndicat du transport « International Brotherhood of Teamsters » – Fraternité internationale des conducteurs, abrégé en Teamsters : un million et demi d’adhérents, aussi bien dans le public que le privé, et une histoire faite aussi bien de luttes déterminées que de magouilles avec les patrons et même la mafia… – qui a lancé l’offensive. Alors que des militants de diverses organisations (entre autres Amazon Labor Union, American Postal Workers Union ou Amazonians United) ont tenté, pour l’instant en vain, de faire reconnaître des syndicats montés de l’intérieur des centres de tri, les dirigeants des Teamsters ont déclenché la grève principalement à partir de dépôts de camions effectuant les livraisons. Ils prétendent avoir 10 000 adhérents – un chiffre probablement quelque peu gonflé, selon des militants de la gauche syndicale américaine1 – sur les 400 000 livreurs des DSP d’Amazon aux États-Unis. Cela peut paraître faible, mais c’est à replacer dans le contexte du syndicalisme américain. Peu de travailleurs se syndiquent tant qu’un syndicat n’est pas reconnu par l’employeur et les autorités comme « leur » représentant. Cette reconnaissance nécessite que plus de 50 % des salariés pétitionnent ou votent pour l’adhésion au syndicat dans une procédure compliquée et en partie contrôlée par le patron. C’est précisément ce type de vote que les militants des centres de tri ont le plus souvent échoué à remporter jusqu’ici. À chaque échéance, Amazon déploie une propagande antisyndicale puissante, relayée par les petits chefs, combinant promesses bidons, discours paternaliste sur la « famille Amazon » et menaces à peine voilées de licenciement.
Les Teamsters ont pour leur part réussi à prendre pied dans une poignée de dépôts sous-traitants d’Amazon. Dans d’autres, ils revendiquent devant le National Labor Relations Board (l’office fédéral chargé d’arbitrer les conflits du travail) la validation de la reconnaissance de leur syndicat. Dans la grève, ils ont réussi à mobiliser non seulement une partie de ces syndiqués, mais aussi d’anciens salariés d’Amazon licenciés, comme ceux de Palmdale toujours membres des Teamsters, ainsi que des militants extérieurs à l’entreprise. Amazon ne s’est pas fait faute de dénoncer ces derniers comme autant d’agitateurs venus « harceler et intimider » les encadrants et les salariés et a fait jouer à cette fin ses relais médiatiques – Bezos possède le Washington Post – et politiques.
Au deuxième jour de la grève, la police a cassé le piquet du dépôt du Queens (un des cinq comtés de New York) en faisant une chaîne humaine pour écarter les grévistes. Les flics du NYPD ont arraché un conducteur de son siège puis l’ont arrêté, car il avait stoppé son camion au milieu de la voie en soutien à la grève2. Mais le même jour, les travailleurs du centre de préparation de commandes JFK8, situé à une dizaine de kilomètres plus au sud, sont entrés en grève, marquant symboliquement l’appartenance commune des livreurs et ouvriers des centres de tri au même camp face à leur exploiteur Amazon.
Des conditions de travail infernales, une colère qui gronde
Si la grève a connu un certain répondant, c’est que les profits d’Amazon sont faits de l’exploitation de ses travailleurs. C’est le cas dans les camions où une climatisation efficace – lorsqu’on livre, il vaut parfois mieux avoir un ventilateur qu’un système de réfrigération rendu inopérant par les multiples haltes… – n’est pas toujours obligatoire, y compris dans les États où la chaleur les transforme en chaudrons bouillants. « L’été, s’il fait 95 degrés [Fahrenheit, soit 35 °C] à l’extérieur, alors que vous examinez 18 bacs et 30 sacs à l’arrière du camion, il peut faire 110 degrés [43 °C] à n’importe quel moment de la journée », rapporte ainsi un conducteur. La pression mise sur les temps de livraison leur interdit littéralement de faire une pause aux toilettes et les contraint à se soulager dans des bouteilles en plastique.
Fin 2021, Amazon se flattait de « bien » payer ses travailleurs en portant le salaire à 18,5 dollars de l’heure dans les centres de tri3. En contrepartie, leurs plannings exigent d’eux une disponibilité constante. Les loisirs en famille passent à la trappe et il est souvent impossible de s’organiser pour avoir un deuxième travail, un moyen plus habituel pour les travailleurs américains qu’en France de joindre les deux bouts. Pour recruter les centaines de milliers de saisonniers du « pic de Noël », la direction fait miroiter des primes et une couverture santé meilleure que la moyenne. Mais sitôt les fêtes de fin d’année finies, ces ouvriers sont virés. Des dizaines de milliers d’autres quittent l’entreprise tous les mois : le turn-over est tel que les trois quarts des 900 000 salariés embauchés dans la logistique d’Amazon, ouvriers des centres de tri et livreurs sous-traitants, sont remplacés au moins une fois dans l’année.
Dans les centres de préparation de commandes, les « pickers » doivent par exemple passer 12 heures trois à quatre fois par semaine à prendre un paquet sur une étagère (qui peut être très haute), le scanner et le placer dans une boîte, le tout en moins de huit secondes. Parmi les revendications mises en avant par les travailleurs du rang, outre la réduction des cadences, il y a également le simple fait d’avoir un siège pour se reposer pendant les temps morts. Lors du « pic de Noël », les accidents du travail connaissent aussi un pic. Les salariés des centres de tri sont contraints de faire une journée de travail supplémentaire par semaine et une heure de plus par jour. La colère gronde à force de lire sur les miroirs des vestiaires : « Vous regardez la personne qui est la plus responsable de votre sûreté. »
Bilan de la grève
Les dirigeants des Teamsters n’avaient pas l’illusion que leur grève contraindrait Amazon à négocier dans les DSP touchées par la grève, et encore moins à l’échelle du groupe. La grève s’est interrompue au bout de quatre jours de piquets, passés à marcher en rond en permanence, sous la surveillance de la police, pour ralentir la sortie des camions sans être accusé de bloquer le bâtiment. Mais elle a permis aux grévistes de vérifier que le combat des salariés d’Amazon pour de meilleures conditions de travail et des augmentations de salaire rencontre une certaine sympathie dans la population. Elle a constitué une première expérience de lutte pour des milliers de travailleurs et les cadres locaux du syndicat. Celui-ci a enregistré au cours de la grève le ralliement et l’affiliation aux Teamsters de plusieurs syndicats Amazon Labor Union isolés chacun dans son centre de tri. S’imposer comme le syndicat de référence chez Amazon était probablement le but du chef des Teamsters, Sean O’Brien, un bureaucrate qui cultive des liens avec Trump et n’a pas hésité à venir s’exprimer devant la convention qui l’a désigné candidat des Républicains. Ce n’est certes pas la première fois que des syndicalistes, en particulier des Teamsters, soutiennent des candidats de la droite américaine. Mais le programme ouvertement raciste de Trump menaçant d’expulsion les travailleurs immigrés, il cible une bonne partie des adhérents du syndicat ! Les positions d’O’Brien ont d’ailleurs suscité des remous dans plusieurs sections locales. En prenant la tête de la lutte pour la syndicalisation d’une des citadelles du Big Business, qui a théorisé le recours à une main-d’œuvre non syndiquée comme condition de sa prospérité, O’Brien entendait certainement aussi faire taire les critiques. À leur manière, les dirigeants des Teamsters attestent que les ouvriers des États-Unis montrent en ce moment une disposition grandissante à la lutte. Mais pour que ce potentiel s’exprime jusqu’au bout, il leur faudra certainement de tout autres dirigeants que la bureaucratie des Teamsters…
Jacques Vidal
1 Luis Felix Leon, Amazon Strike by the Numbers, 6 janvier 2025. https://labornotes.org/2025/01/amazon-strike-numbers
2 Natascha Elena Uhlmann, Amazon Workers Launch Largest Strike Yet: ‘It Doesn’t Feel Like a Job That Should Be Legal’, 19 décembre 2024, https://labornotes.org/2024/12/amazon-workers-launch-largest-strike-yet-it-doesnt-feel-job-should-be-legal
3 Latribune.fr, États-Unis : Amazon embauchera 315.000 employés d’ici les fêtes de Noël et augmente les salaires, 19 octobre 2021.