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Les femmes afghanes, éternelles variables d’ajustement des pouvoirs concurrents

Les femmes afghanes : un enjeu du « Grand Jeu »

La catastrophe en cours

Avec la restauration de « l’émirat islamique d’Afghanistan » par les talibans à l’été 2021, le pays qui vivait sous perfusion de l’aide internationale depuis l’invasion américaine de 2001, a sombré dans une crise économique et humanitaire sans fin. Dans les campagnes comme dans les grandes villes submergées par l’afflux de réfugiés, c’est près de la moitié de la population qui serait actuellement menacée de famine. Comme toujours, ce sont les plus pauvres et les plus vulnérables, et en premier lieu les femmes, qui sont les plus concernés par cette catastrophe. Un désastre dont l’origine est à trouver à la fois dans l’augmentation sans précédent de la culture du pavot (l’opium est de très loin le principal produit d’exportation de l’Afghanistan) qui s’approprie de plus en plus de zones cultivables, du flot croissant de réfugiés fuyant les combats, et surtout par le blocus économique mis en place par les États-Unis en représailles de leur évacuation sans gloire du pays en août 2021.

Des populations otages des bandes armées

Le retour au pouvoir des talibans ne constituait pourtant pas, loin s’en faut, une surprise pour les Américains puisqu’il était négocié aux yeux de tous depuis des années à Doha. Ces discussions étaient menées par l’entremise très intéressée du Pakistan, tout à la fois allié des États-Unis dans la région et parrain du mouvement taliban, et du Qatar, qui s’est spécialisé (avec l’Arabie saoudite) dans la promotion auprès des chefs d’États occidentaux de tous les courants islamistes internationaux. Pour le gouvernement américain, il s’agissait essentiellement de négocier un retrait organisé du pays après vingt ans d’occupation aussi inutile que meurtrière et coûteuse, sans pour autant laisser la place libre aux rivaux russe et surtout chinois. Dans ce « grand jeu », dont les origines remontent à la guerre froide et qui se poursuit aujourd’hui, le statut et la place des femmes dans la société afghane ont servi d’alibi récurrent aux différents camps en lutte pour justifier leur emprise sur la population. D’une part, malgré leur rhétorique émancipatrice voire pseudo-féministe, les puissances occupantes (URSS de 1979 à 1989 et États-Unis de 2001 à 2021) n’ont jamais hésité à abandonner les Afghanes à leur sort. D’autre part, les très nombreux groupes islamistes sur place ne se sont jamais distingués entre eux que sur l’ampleur de la réclusion forcenée qu’ils veulent imposer aux femmes. Mais qu’il s’agisse de les libérer ou les enfermer, ces injonctions sont toujours provenues de bandes armées, conjointement responsables d’innombrables tueries et destructions au détriment de la population, et au premier chef des femmes.

Les talibans au pouvoir

Retour des mesures discriminatoires

Ainsi, dès la prise de Kaboul en août 2021, le nouveau gouvernement taliban, que ses parrains pakistanais et qataris se plaisaient à présenter comme s’étant largement amendé, s’est empressé de rétablir la charia, la loi islamique, comme unique législation. Il a multiplié les mesures discriminatoires : interdiction de voyager seule, de faire du sport, d’étudier au-delà de 12 ans, de travailler à l’extérieur, et bien sûr de sortir sans être voilée… Signe ténu d’ouverture : le décret ne précisait pas si cela devait être obligatoirement la burqa, comme sous le précédent régime taliban, ou bien un simple voile islamique. Et cette pointe de « libéralisme » devait aussitôt être contrebalancée par la répression brutale des quelques militantes féministes qui n’avaient pas pris la fuite lors de la chute de Kaboul et la fermeture sine die de tout le système éducatif féminin. Certes, pour une grande majorité des femmes afghanes, ces règles ne changent pas grand-chose à leur quotidien. Durant les vingt années qu’a duré l’occupation américaine, la plupart des lois émancipant les femmes sont restées lettre morte, notamment dans les régions du sud à majorité pachtoune où se situait le cœur de l’insurrection talibane. Seule une fraction minime des femmes afghanes, celles vivant dans les grands centres urbains notamment, ont pu peu ou prou réellement profiter des quelques espaces de liberté ouverts par les occupants.

Les talibans et la charia

À l’inverse, dans les campagnes, notamment des régions du sud et de l’est, desquelles ils n’ont jamais été réellement chassés, puis dans les villes dont ils ont pris progressivement le contrôle au cours des vingt dernières années, les militants talibans ont systématiquement rétabli leur conception particulièrement rétrograde de la charia. Forgée dans les camps de réfugiés des zones tribales pakistanaises durant les années 1980, lors de l’invasion soviétique, la charia des talibans1 réinvente la burqa (équivalente au tchador iranien) sous sa forme « intégrale » (recouvrant les jambes et accompagnée de gants…) avant d’être imposée systématiquement aux femmes en dépit des propres traditions afghanes ! En effet, quoique le sort des femmes dans les campagnes d’Afghanistan fut assez peu enviable, la majorité d’entre elles travaillaient à l’extérieur de leur maison, pouvaient circuler sans être nécessairement accompagnées par un homme, et même sans porter systématiquement le tchador. La prise du pouvoir par les talibans s’est donc dès ses débuts, et plus que jamais aujourd’hui, accompagnée par une totale refonte des rapports sociaux chez les ruraux puisqu’elle a d’emblée interdit aux femmes de travailler à l’extérieur. Parallèlement à ce renforcement et à cette extension du « purdah2 », les talibans imposèrent, d’abord dans les camps de réfugiés, puis dans tous les territoires qu’ils contrôlèrent par la suite, la fermeture des écoles, dispensaires, cliniques, refuges, etc. ouverts aux femmes. En somme, tous les lieux où les femmes pouvaient trouver un abri, s’éduquer ou se soigner, indépendamment de la tutelle des chefs de famille. Ces structures constituaient d’autant plus des cibles de choix aux yeux des talibans que nombre d’entre elles étaient animées par des militantes féministes (et souvent d’extrême gauche) afghanes. Lors de leur premier « émirat » (1996-2001), la régression est à peu près complète, les femmes se voyant non seulement interdites d’accès à l’espace public, alors que leur répression publique et même spectaculaire (fustigation de femmes ne portant pas la burqa, exécution par lapidation pour adultère, etc.) devient un instrument de propagande pour le nouveau régime en vue de s’imposer sur la scène internationale face aux autres États islamistes, rivaux (Iran) ou associés (Pakistan, Arabie saoudite).

La politique scolaire des talibans…

C’est aujourd’hui, à peu de chose près, le même scénario qui se rejoue. Le nouveau gouvernement taliban, qu’une partie des diplomates et journalistes avaient pu présenter comme « modéré » par rapport à la période précédente, accentue fortement la dégradation des droits des femmes en réponse aux pressions économiques et politiques des États-Unis. Les femmes afghanes se retrouvent donc une fois de plus au centre d’une lutte entre d’un côté un pouvoir réactionnaire qui a fait de leur écrasement le symbole même de son idéologie et de l’autre l’impérialisme américain qui, pour justifier ses menées, prétend les en libérer. La question de l’école en est sans doute l’exemple le plus éclairant. À l’hiver 2020, les Américains concluaient avec les talibans l’accord de Doha, censé organiser le partage du pouvoir après le retrait des États-Unis. La question des droits des femmes, pourtant largement mise en avant par les occupants depuis 2001, était purement et simplement évacuée, les talibans se contentant de dire qu’ils respecteraient ceux-ci dans le « cadre des valeurs islamiques ». Un an plus tard, alors que quelques semaines auparavant une série d’attentats meurtriers avait fait une cinquantaine de tuées parmi des écolières de la communauté chiite hazara3, le nouveau gouvernement taliban annonçait que la scolarisation des femmes « de la primaire à l’université » serait respectée… mais en non-mixité stricte. En réalité, le gouvernement taliban espérait que ces maigres concessions suffiraient à leur donner le vernis de respectabilité nécessaire pour être intégré dans le jeu international des États. Après tout, les Occidentaux se montrent très peu regardants sur les droits des femmes chez leurs alliés islamistes des pays du Golfe ou du Pakistan. Or, le maintien du gel des avoirs du gouvernement afghan et du blocus économique de facto par les Américains montre bien toute la méfiance de ces derniers à l’encontre des talibans. En rétorsion, ceux-ci ont donc accentué la pression en ordonnant sans justification particulière – si ce n’est de mettre en place un « programme pédagogique islamique » – l’interdiction des études secondaires pour les filles en mars 2021, puis des études universitaires en décembre de la même année. Un affrontement sur le dos des droits des femmes, en réalité très loin des prétendues valeurs « féministes » ou « islamiques » dont se parent les deux camps pour couvrir leurs luttes d’influence. Ainsi, au sein du gouvernement taliban, c’est Sirajuddin Haqqani, actuel ministre de l’Intérieur, mais surtout narco-trafiquant, chef de clan dominant largement la zone frontalière entre l’Afghanistan et le Pakistan, allié historique d’Al-Qaïda et homme lige des services secrets pakistanais, qui a pris la tête de la fronde des « modérés » pour réclamer la réouverture des écoles pour les filles… Une surprenante évolution de la part de l’un des pires réactionnaires de la région, qui s’explique surtout par la nécessité pour lui de mettre fin au blocus économique qui gêne ses fructueux trafics !

Vingt ans d’occupation militaire pour rien

Féminisme colonial

En face, le camp occidental peut à bon compte dénoncer le « totalitarisme » taliban… en oubliant assez vite que leurs relais locaux de « l’Alliance du Nord », conglomérat de seigneurs de guerre et de chefs islamistes issus d’autres factions (à l’instar du célèbre commandant Massoud, chef tadjik du Panchir affilié à la branche locale des Frères musulmans) avaient eux-mêmes mis en place dans les années 90 un premier régime islamiste qui s’était déjà illustré par l’application féroce de la charia et la généralisation du viol comme arme de guerre sous diverses formes (enlèvement et mariage forcé, réduction en esclavage comme servante ou concubine, prostitution, etc.). Revenu au pouvoir dans les fourgons de l’Otan en 2001, le gouvernement « démocratique » afghan dirigé par Hamid Karzaï, ancien compagnon de route des moudjahidines des années 90, se hâta d’instaurer une « république islamique » dans laquelle la charia restait une référence centrale. Une république où les droits réels des femmes n’avancèrent que très peu par rapport aux talibans. Certes, celles-ci se voyaient à nouveau autorisées à travailler, étudier, etc. et les occupants américains eurent à cœur de mettre en lumière de nombreuses femmes ministres, députées, policières ou soldates imposées dans les institutions par quota. Un véritable « féminisme colonial » incarné par les discours de Laura Bush et Cherie Blair, les « first ladies » américaine et anglaise pontifiant sur les plateaux télé sur les bienfaits de l’invasion du point de vue du droit des femmes. Une politique à courte vue, car d’une part elle laissait dans l’ombre l’immense majorité des femmes non concernées par de tels dispositifs et d’autre part elle érigeait ces femmes en symbole progressiste d’un régime corrompu et décrié, qui ne les acceptait qu’à contrecœur.

Ainsi, pendant vingt ans d’activité législative, les députés masculins du parlement afghan votèrent unanimement le rejet de toutes les lois condamnant les violences contre les femmes. De plus, ces très timides tentatives d’émancipation des femmes imposées par une force d’occupation étrangère, transformèrent en cible nombre de celles qui s’autorisèrent à y goûter. Entre 2001 et 2021, le nombre d’attentats et d’assassinats visant les femmes « émancipées » (étudiantes, sportives, ou juste célibataires…) ne cessa d’augmenter dans l’indifférence (si ce n’est la complicité) du pouvoir afghan et de ses protecteurs américains, jusqu’aux accords de Doha, abandon pur et simple des femmes afghanes à leur sort par le gouvernement Trump.

Et maintenant ?

Aujourd’hui, la situation des femmes a de nouveau monstrueusement régressé. Des milliers d’entre elles, principalement issues de l’intelligentsia et des classes moyennes ou supérieures se sont enfuies hors du pays. Celles qui restent sont soumises une nouvelle fois à la réclusion forcée, alors que le pouvoir organise la traque de toutes celles qui prétendent désobéir. Une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement taliban a été le recensement des femmes célibataires de moins de quarante-cinq ans en vue de les « marier » à des combattants en guise de butin. Une rétribution sexuelle qui motive nombre de jeunes combattants talibans, privés de tout accès aux femmes du fait de la réclusion de celles-ci et des difficultés de trouver une épouse compte tenu des frais très élevés des mariages. Dans les campagnes comme en ville, la vente d’adolescentes ou de fillettes comme « épouse », servante ou concubine, a explosé avec la famine grandissante.

Ce qui n’empêche pas des femmes de continuer de refuser l’étouffoir de la loi islamique. Des manifestations de femmes ont eu lieu dans plusieurs grandes villes, y compris Kandahar, la « capitale » du mouvement taliban. Des réseaux d’écoles clandestines poursuivent leurs activités malgré la répression. Même infimes, ces gestes de résistance sont un gage d’espoir pour les femmes afghanes. Car la situation n’est plus la même qu’il y a vingt ans. En dépit de la misère généralisée, de la guerre et du joug patriarcal, le pays s’est modernisé et intégré progressivement aux réseaux des échanges économiques mondiaux (ne serait-ce que par la culture du pavot…). Comme partout dans les pays du Sud, l’exode rural n’a cessé de s’accélérer, favorisant le brassage inter-communautaire de millions de personnes dans quelques grandes villes (ou dans les camps de réfugiés) et la circulation des idées. Quant à la jeune génération, elle est comme partout, connectée à internet et loin d’être ignorante sur ce qui se passe dans le monde… Autant de changements qui peuvent laisser espérer que les talibans ne pourront pas éternellement maintenir les femmes sous les voiles.


Entre deux feux : quelques éléments sur les féministes afghanes

À travers cette histoire tourmentée, les femmes afghanes peuvent paraître ballotées sans relâche entre des pouvoirs concurrents instrumentalisant leur émancipation ou leur écrasement au gré de leurs intérêts et des rapports de force. C’est oublier que l’Afghanistan peut également se targuer de la présence d’un courant féministe, en grande partie influencé par les idées communistes, qui, malgré les invasions, les guerres et la répression tous azimuts de tous les pouvoirs, a toujours su maintenir son existence.

Un mai 68 afghan

Dès les années 60-70, alors que l’Afghanistan commence à s’ouvrir aux capitaux étrangers, des groupes féministes se mettent en place dans les grandes villes du pays pour encourager et déborder les premières initiatives du pouvoir royal désireux de moderniser le pays en ce sens. En juillet 1968, des féministes « révolutionnaires » (maoïstes) organisent une grande manifestation de femmes à Kaboul devant le Parlement pour protester contre un projet de loi visant à interdire (déjà !) aux femmes de voyager à l’étranger pour étudier. Dans les années suivantes, elles mènent également des campagnes pour dénoncer la vente des enfants (notamment des filles) par les paysans endettés aux riches propriétaires – en réaction les islamistes locaux multiplièrent les attaques à l’acide contre les écolières ou les femmes « occidentalisées » et tentèrent même une première insurrection qui échoua en 1970.

Stalinisme ou féminisme

Avec l’arrivée au pouvoir du roi-président, et rapidement dictateur, Daoud (1973-1978), s’imposa une « démocratisation » de façade (droit de vote ouvert à toutes et tous, Code civil introduisant le divorce, etc.) sous le contrôle d’un parti unique de plus en plus autoritaire, accompagnée d’une « féminisation » du régime. Ainsi, plusieurs femmes furent élues pour la première fois à l’Assemblée nationale pendant que d’autres intégraient les sphères dirigeantes de l’appareil d’État. Un féminisme très contrôlé donc, devant surtout servir de vitrine internationale à la dictature, et unanimement dénoncé par une grande partie du mouvement féministe afghan dont beaucoup de militantes furent arrêtées et torturées à l’époque. La situation s’accentua encore avec le coup d’État du PDPA (le parti stalinien afghan) en 1978 qui s’empara du pouvoir en dénonçant l’insuffisance des réformes de Daoud et prétendit garantir « l’égalité réelle des femmes et des hommes dans tous les aspects sociaux, économiques, politiques, culturels et civils ». De fait, des mesures très sévères furent prises pour interdire le « nikah » (mariage arrangé) et le « toyana » (la dot)… mais aucune contre la polygamie, en faveur de l’initiative du divorce pour les femmes, etc. En fait, les prétendues mesures féministes du régime communiste ne s’opposaient pas frontalement à la charia, et elles étaient spectaculairement bafouées par ses pontes, à l’instar du premier ministre Hafizullah Amin qui organisa les mariages de ses enfants avec ceux d’autres dignitaires du régime. Surtout, les centres d’alphabétisation, ouverts aux femmes pour les émanciper, s’avérèrent être des centres d’endoctrinement politique et de surveillance, voire de prison pour les femmes et les filles des opposants, exposées de la sorte au risque de viols de la part de leurs « éducateurs ». Ainsi, le régime stalinien du PDPA réussit l’exploit d’être le régime afghan qui alla le plus loin dans la politique d’émancipation des femmes… à condition de rappeler que ce fut d’une manière autocratique, en bafouant quotidiennement lui-même ses principes et en précipitant des millions de femmes dans les bras des militants islamistes qui les attendaient dans les camps de réfugiés pakistanais !

Les féministes face à l’invasion soviétique

Les vrais changements pour les femmes provinrent surtout de l’arrivée de plus en plus massive des femmes dans l’industrie et les services (elles étaient déjà depuis longtemps aux champs) du fait de la fuite massive des hommes en direction des maquis de résistants à l’occupation soviétique. Cette évolution favorisa d’une certaine manière l’indépendance économique (relativement à la pauvreté généralisée) de nombreuses femmes afghanes, et les rendit sans doute plus réceptives aux discours de certains de ces groupes féministes révolutionnaires. Ainsi, ceux-ci réussirent à organiser à l’automne 1978 d’importantes manifestations de femmes et d’enfants devant les prisons pour réclamer la vérité sur le sort des milliers de détenus du régime. Violemment réprimées, ces manifestations traduisaient la fragilité croissante du régime, ce qui précipita entre autres l’intervention soviétique en Afghanistan quelques mois plus tard. Pendant la guerre d’Afghanistan, les groupes féministes continuèrent d’agir avec une marge de manœuvre de plus en plus étroite, pris en étau entre le régime du PDPA avec sa rhétorique pseudo-féministe et une résistance largement dominée par les islamistes de tout poil. Si au début des années 1980, des manifestations de jeunes, parfois importantes, continuent de partir des lycées pour filles et des universités à l’initiative de ces féministes révolutionnaires, l’ampleur de la répression fait basculer une bonne part de leurs militantes et de leurs activités vers les camps de réfugiés du Pakistan. Là, elles se heurtent cette fois aux militants islamistes qui cherchent à imposer leurs lois à la masse des réfugiés ruraux, et n’hésitent pas à s’en prendre physiquement aux militants de gauche, notamment les femmes : attaques des écoles et des dispensaires tenus par et pour des femmes, assassinats purs et simples, comme celui de Meena Keshwar Kemal, dirigeante de Rawa, en 1987. Les camps pakistanais servirent en effet de laboratoire aux futurs talibans, pour remettre au pas les femmes en les cantonnant à la sphère domestique et en les mettant sous tutelle des hommes de leur famille. Nombre des jeunes femmes éduquées et émancipées se virent ainsi imposer du jour au lendemain le port obligatoire du tchador. Une ancienne institutrice installée dans le camp de Lakti Banda à Peshawar, constatait ainsi que, non seulement les autorités islamistes du camp lui interdisaient d’ouvrir une école pour les enfants, mais que de surcroît ses droits individuels avaient considérablement reculé : « Je n’étais pas comme ça avant la guerre… Je portais des vêtements occidentaux, j’étais bien coiffée. Maintenant, regardez-moi. Aujourd’hui, je vis dans le Purdah. Je ne peux pas sortir sans être couverte d’un voile… Il y a aussi beaucoup de choses que je ne peux plus faire. » Ce qui n’empêche pas des militantes, encore en 1989, de manifester à Rawipali (Pakistan) pour dénoncer aussi bien l’occupation soviétique que les menées des djihadistes arabes et afghans.

Réduit à une semi-clandestinité ou à l’exil, le mouvement féministe afghan a semblé disparaître dans les années 90, pendant la guerre civile entre les différentes factions de moudjahidines puis la prise du pouvoir par les talibans. Il a en réalité continué de subsister de manière souterraine, avec des réseaux d’écoles clandestines entre autres ou des réunions secrètes.

Étienne Bridel

 


Notes

1 La version locale de la charia par les talibans résulte en fait de la fusion du « pachtounwalli », les traditions tribales pachtounes, des théories déobandies – le principal courant islamiste dans le sous-continent indien – et wahhabites (l’islamisme saoudien). Un mélange détonnant concocté sous la houlette des services secrets pakistanais dans les nombreuses écoles coraniques ouvertes dans les camps.

2 Purdah (littéralement le rideau) : pratique, remontant à l’Antiquité, de réclusion des femmes, notamment en les couvrant à l’extérieur d’un voile et en limitant au maximum les interactions avec d’autres hommes. Originellement réservée aux femmes de l’élite, elle s’est généralisée avec le développement de l’islamisme aux XIXe et XXe siècles.

3 Les Hazaras sont la seule minorité chiite d’importance d’Afghanistan, victimes de l’hostilité de la majorité sunnite. Ils sont sous la protection officieuse de l’Iran où nombre d’entre eux se sont réfugiés au cours des dernières décennies.


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