Chez nos voisins d’outre-Rhin, habitués au dialogue et à la paix sociale, les dernières semaines ont vu une multiplication de mobilisations diverses qui ont défrayé la chronique. Entre un ministre dont les paisibles vacances ont été interrompues par des agriculteurs en colère, la deuxième grande grève des transports en un an, et des manifestations impressionnantes contre la montée de l’extrême droite, soutenues entre autres par le Parti social-démocrate au gouvernement, qui se targue de vouloir expulser à grande échelle… que se passe-t-il donc en Allemagne ?
« L’année des cheminots » ?
Le 27 mars 2023, il y a presque un an, c’était la surenchère dans les médias allemands : « une méga-grève », pour qualifier les appels à arrêter le travail pour le même jour dans les services et les transports. Un événement rare, dans le cadre des grèves appelées par le syndicat des transports EVG (Syndicat du ferroviaire et du transport) pour les négociations de conventions collectives dans les transports1. Le paysage syndical des transports a en effet une particularité dans un pays habitué aux syndicats uniques de branche – voire l’encart à la fin de l’article : le principal syndicat EVG est concurrencé depuis 2007 par un syndicat catégoriel des conducteurs, qui s’est depuis ouvert au personnel roulant. Une situation de concurrence qui a relancé un cycle de grève, chaque syndicat voulant peser le plus possible dans les négociations. Mais bonjour l’esprit de boutique : la GDL, pourtant réputée plus combative, avait boudé la grève de l’an dernier, allant jusqu’à accuser la Deutsche Bahn (DB) de grossir l’événement pour soigner son « syndicat maison », et de mentir à ses membres en expliquant qu’ils n’auraient pas le droit de faire grève sur un appel de l’autre syndicat. En septembre, l’EVG a fini par accepter un accord en deçà des revendications de 650 euros par mois sur un an. L’accord négocié propose une augmentation en plusieurs étapes, et différenciée d’après les postes, de 410 euros, et une prime défiscalisée de 2850 euros… sur une durée de deux ans, pendant laquelle aucune nouvelle grève n’est autorisée.
Quelques mois plus tard, dès novembre 2023, c’est à l’autre syndicat de négocier « sa » convention2. La GDL revendique une réduction du temps de travail avec une semaine à 35 heures, une augmentation d’au moins 555 euros par mois sur un an, et une « prime inflation » défiscalisée de 3000 euros. Après de premières grèves d’avertissement d’un à trois jours, le syndicat appelle, après un vote en décembre, à une « vraie » grève à la DB3 : six jours de grève à partir du mercredi 24 janvier ! Les grévistes avaient appris la dernière proposition de l’entreprise, largement en deçà de leurs revendications… par la presse. C’est ce mépris qui révolte de nombreux grévistes, et – plus que les revendications salariales – les plannings chaotiques et le temps de travail. La durée sur plusieurs jours permet aussi une participation plus vivante : à Berlin, un gréviste a mis disposition son mini-bus comme « local mobile de grève », pour aller voir d’autres entreprises, organiser des petits rassemblements… Et il n’est pas exclu que les prochaines semaines voient une extension du mouvement : à Berlin, les salariés de la partie « services » des transports en commun entrent en négociation en ce moment, et les syndicats Ver.di (la grande centrale syndicale des services) ont déjà annoncé des grèves dans un futur proche. La grève des cheminots pourrait donc bien durer – parce que le dirigeant du syndicat GDL, Claus Weselsky, veut faire une démonstration avant son départ à la retraite, disent les médias – mais surtout parce que la détermination est grande parmi les grévistes. Une détermination dont ils auront besoin pour pousser leur direction, qui a sacrifié le dernier jour de grève après que l’entreprise a annoncé la reprise de négociations…
Les agriculteurs révoltés
Comme partout en Europe, les nouvelles réglementations européennes concernant les subventions agricoles ont causé une vague de colère chez les agriculteurs. En Allemagne, c’est la baisse de la subvention au gasoil agricole qui cristallise la colère… et les revendications de l’Union des paysans (ou agriculteurs) allemands4 , qui réunit du petit agriculteur endetté au seigneur rural régnant sur des hectares d’exploitations industrielles. La mobilisation des agriculteurs défraye la chronique : les uns parlent de « jacquerie d’extrême droite », les autres de « retour de la barbarie » ne s’arrêtant pas devant la violence, d’une « colère rétrograde d’agriculteurs conservateurs souhaitant polluer la planète en engrangeant les subventions ».
Si les réactions de la presse ont été aussi violentes, c’est aussi parce que la mobilisation a pris une ampleur nationale et des formes peu habituelles en Allemagne. Des opérations « escargot » et manifestations centralisées, qui ont pu rassembler plus de 10 000 personnes dans des villes de province. Une montée nationale à Berlin, le 15 janvier, qui a paralysé le trafic pendant une journée. Des blocages des géants de la grande distribution, comme Lidl ou Aldi. Et une action remarquée contre le « super-ministre » écolo Robert Habeck, obligé de prolonger ses vacances, après que son ferry en provenance d’une petite île de la mer du Nord a été empêché d’accoster par des centaines d’agriculteurs remontés. Une « violence » qui a choqué les médias allemands et le milieu politicien…
Au-delà, des actions symboliques quotidiennes marquent les campagnes : panneaux retournés, bottes garnies de croix à l’entrée des villages… Une mobilisation qui exprime un malaise social profond dans les milieux ruraux, avec de nombreux petits agriculteurs endettés, et un soutien large qui vient notamment de catégories touchées par les mêmes mesures, notamment l’augmentation de la fiscalité, comme les petits restaurateurs, routiers, propriétaires de bars-tabacs et boutiques, etc. Les subventions sont déjà fortement différenciées : elles pèsent en moyenne au moins 1700 euros, plutôt 900 euros pour les plus petites exploitations, mais peuvent atteindre 26 000 euros pour les plus grandes exploitations industrielles. Mais, pour les plus petites exploitations, ces subventions, bien que maigres, peuvent faire la différence entre la survie et la faillite5. Et c’est surtout le sort de ces petits et moyens agriculteurs qui exprime le fort soutien de la population pour le mouvement : entre les deux tiers et 90 % de la population d’après les sondages. À la tête du mouvement cependant, le dirigeant de l’Union des paysans – dont le siège est dans le très urbain Berlin – n’occupe pas moins de 18 postes dans des entreprises de l’agro-industrie ou de la finance. Dans beaucoup d’endroits, l’Union des paysans allemands est de plus intimement liée au milieu conservateur chrétien-démocrate. Une situation qui permet aux politiques de droite de sauter dans le train et de cibler la seule responsabilité du gouvernement actuel : des pontes du parti d’extrême droite AfD et des chrétiens-démocrates se sont montrés dans les manifestations, et même Christian Lindner, figure du parti libéral, pourtant au gouvernement, a fait une apparition, dont il a profité pour déverser un discours anti-migrants. Dans certaines régions comme la Bavière, c’est quasiment le gouvernement local conservateur qui mène les manifestations. À la tête du mouvement, la colère bien compréhensible d’une petite bourgeoisie agricole qui voit sa survie menacée est donc utilisée en manœuvre de lobbying pour une fraction de l’industrie agro-alimentaire, et sert d’occasion rêvée pour les conservateurs de reprendre la main sur un milieu en partie influencé par le parti écologiste avec la montée du bio.
Le gouvernement a déjà annoncé le retour d’une exemption fiscale sur les véhicules agricoles et propose d’étaler dans le temps, jusqu’en 2026, la fin des subventions pour le gasoil. Un recul qui pourrait donner envie à d’autres d’entrer en lutte, sous cette forme de mobilisation à l’échelle nationale, qui n’hésite pas à aller secouer quelques ministres, au lieu des mobilisations éparpillées auxquelles ont habitué les centrales syndicales, dans le seul but d’accompagner des cycles de négociations (modus operandi habituel des syndicats ouvriers allemands, empêtrés dans le dialogue social).
Des manifestations monstres contre l’extrême droite
La dernière mobilisation d’ampleur est celle qui a eu lieu en riposte à la montée du parti d’extrême droite AfD (Alternative pour l’Allemagne). Alors que plusieurs élections régionales approchent, notamment dans l’est du pays, ce parti atteint 30 à 35 % dans certains sondages, et pourrait arriver en tête en Saxe et en Thuringe, et être potentiellement incontournable pour former un gouvernement régional. La goutte qui a fait déborder le vase a été une rencontre clandestine – et bien bourgeoise, dans un hôtel de luxe près de Berlin – où des membres de l’AfD, mais aussi de l’aile droite des chrétiens-démocrates et des grands patrons se sont réunis pour parler « remigration » avec un intellectuel d’ultra-droite. Plus concrètement, la perspective d’expulsion de masse, jusqu’à deux millions de personnes, y compris des Allemands naturalisés.
Les manifestations ont impressionné par leur ampleur : 1,4 million de personnes dans tout le pays. À Hambourg et Munich, les manifestations ont dû être interrompues pour des raisons de sécurité à cause de l’affluence – 200 000 personnes. À Berlin, les métros ont été condamnés à l’arrêt à cause de rames surchargées, avec 100 000 personnes selon la police, plus de 350 000 selon les organisateurs. Un raz-de-marée qui a largement dépassé le milieu de gauche habituel, avec de nombreux primo-manifestants, y compris de milieu ouvrier. D’habitude peu enclins à se prononcer sur les sujets politiques, certains syndicats ont commencé d’ailleurs à appeler aux manifestations. Les slogans visaient l’AfD – « Tout le monde déteste l’AfD » – mais aussi au-delà : « Tous ensemble contre le fascisme », « Pas de frontières, pas de nations, stop aux déportations ! », « Vive la solidarité internationale ».
Mais l’orientation générale reste floue. Le chancelier Olaf Scholz a lui-même participé à une manifestation quelques semaines auparavant, et la ministre des Affaires étrangères écolo, Baerbock, était présente à Berlin, alors que leur gouvernement vient de faire passer une loi de « facilitation des expulsions » qui reprend presque mot pour mot le programme de l’AfD et que Scholz figure sur la « une » du Spiegel, un grand hebdomadaire allemand, avec le titre « Nous devons enfin expulser à grande échelle ». À la manifestation berlinoise, de nombreux manifestants portaient des drapeaux d’Israël, et ont invectivé un cortège en soutien à la Palestine ! Et la prochaine perspective est bien symbolique des limites actuelles : le 3 février, le principal collectif à l’origine de la manif appelle à faire une chaîne humaine autour du Bundestag, le parlement allemand. Un « barrage » donc très républicain… Mais, bien heureusement, d’autres manifestations sont déjà prévues.
Dans les urnes, le plus grand danger pour l’AfD pourrait cependant être le nouveau parti « social-patriote » de l’ancienne figure de la gauche radicale, Sahra Wagenknecht. Mais la reprise des idées d’extrême droite et du programme de l’AfD par une partie de la gauche ne fera pas reculer l’extrême droite, bien au contraire. C’est bien plus le réchauffement du climat social – avec des perspectives claires et indépendantes – qui pourrait ouvrir un printemps remuant et renverser la dynamique !
Comme le disait un cheminot lorsque une manif de gréviste croisa un cortège de tracteurs ce jeudi, « nous, les cheminots, les agriculteurs, les soignants, » – un hôpital berlinois est en grève contre le sous-effectif – « et bientôt les collègues des transports en commun, ça serait chouette, ça ! ». En effet, ça serait chouette.
Dima Rüger, 27 janvier 2024
Le syndicalisme ferroviaire allemand pour les nuls
Dans quasiment tous les secteurs allemands, il n’y a qu’un seul syndicat de branche, comme l’IG Metall dans la métallurgie. Ceux-ci sont réunis dans une confédération, le DGB (Deutscher Gewerkschsbund – Union syndicale allemande), historiquement liée au Parti social-démocrate.
Il existe cependant quelques exceptions, avec des petits syndicats ou « unions » corporatistes représentant des métiers précis – médecins, pilotes, artisans. Au milieu des années 2000, plusieurs de ces syndicats se sont distingués par des conflits assez durs et « radicaux », moins soumis à la gestion entre le patronat et le DGB. Parmi eux, la GDL, « syndicat des conducteurs de trains allemands », qui a mené une première grosse grève en 2007. Depuis, elle s’est ouverte, avec des succès variables, à d’autres professions des transports, en particulier le personnel roulant, et s’est construite avec une image plus combative en concurrence du syndicat de branche des transports – l’EVG – avec plusieurs grèves pouvant aller jusqu’à une semaine, pendant que l’EVG privilégiait des négociations accompagnées de temps à autre de débrayages d’une heure.
Cela a créé une situation de concurrence, menant aussi l’EVG à revoir sa position est à appeler à des grèves. Une loi dite de « convention unique », poussée par le patronat allemand, était censée mettre fin à cette concurrence, en ne donnant valeur qu’à la convention négociée par le syndicat majoritaire. Paris perdu : avec son application actuelle, chaque secteur et chantier est soumis à la convention majoritaire localement – un conducteur n’a donc pas les mêmes conditions quand il travaille dans un « secteur GDL » que sur un « secteur EVG ». Une situation contrastée, marquée par une rivalité syndicale et un esprit de boutique exacerbé… mais aussi par un « ping-pong » de lutte qui participe d’une remontée des grèves dans le secteur des transports, et au-delà.
1 En Allemagne, les branches négocient des accords temporaires avec les syndicats, qui fixent salaires, conditions de travail, etc. pour une durée déterminée, souvent d’un an ou deux. Les négociations sont souvent l’occasion de « grèves d’avertissement ».
2 Une loi récente dit « du syndicat unique » devait régler la coexistence de plusieurs syndicats, avec un résultat plus que chaotique : pour le moment, c’est la convention du syndicat majoritaire sur un chantier ou une unité d’organisation qui vaut – si vous travaillez dans un technicentre à majorité EVG, vous êtes payé d’après la convention négociée entre DB et EVG, sur un réseau à majorité GDL, c’est la convention de ce dernier syndicat qui vaudra.
3 Le syndicat a exclu de la grève certaines entreprises privées du transport – Abellio et Transdev, entre autres – à cause de leur volonté de négociation ou parce qu’ils ont pu trouver un accord.
4 Deutscher Bauernverband, organisé sur un format plus proche de l’organisation de lobbying ou d’une corporation, que sur celui d’un syndicat.
5 Ce qui n’empêche la tendance à une concentration accélérée et à la disparition des petites exploitations : depuis 2000, le nombre d’exploitations agricoles est tombé de 440 000 à 260 000.